vv *f* ■ * %&m * & _ *vf r%i o\ Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/ondemandeuntyranOOkarr ON DEMANDE UN TYRAN CALMANN LEVY, EDITEUR DU MEME AUTEUR Format grand in-18 A BAS LES MASQUES !. . . A l'encre VFRTE .... agathe et cécile .... l'art d'être malheureux au soleil bourdonnements les cailloux blancs du petit poucet le chemin le plus court. clot;lde CLOVlS GOSSELIN CONTES ET NOUVELLES . . LE CREDO DU JARDINIER . DANS LA LUNE LES DENTS DU DRAGON . . 1>E LOIN ET DE PRÈS. . . . DIEU ET DIABLE ENCORE LES FEMMES . . . EN FUMANT l'esprit d'aLPHONsE KARR. FA DIÈZE LA FAMILLE ALAIN . . « , LES FEMMES FEU BRESSIER LES FLEURS LES GAIETÉS ROMAINES . . GENEVIÈVE GRAINS DE BON SENS . . . LL-.S GUEPES HISTOIRE DE ROSE ET DE JEAN DUCHEMIN .... HORTENSE LETTRES ÉCRITES DE MON JARDIN LE LIVRE DE Bullu. . . . LA MAISON CLOSE LA MAISON DE L'OGRE . . vol. MENUS PR.OPOS MIDI A QUATORZE HEURES. NOTES LE VOYAGE D'UN CA- SANIER ON DEMANDE UN TYRAN. . LA PÈCHE EN EAU DOUCE ET EN EAU SALÉE . . . PENDANT LA PLUIE .... LA PÉNÉLOPE NORMANDE . PLUS ÇA CHANGE plus c'est LA MÊME CHOSE LES POINTS SUR LES I . . POUR NE PAS ÊTRE THEIZE. PROMENADES AU BORD DE LA MER PROMENADES HORS DE MON JARDIN LA PROMENADE DES ANGLAIS LA QUEUE D'OR ...... RAOUL LE RÈGNE DES CHAMPIGNONS ROSES NOIRES ET RUSES. BLEUES LES SOIHÉES DE SAINTE- ADHESSE LA SOUPE AU CAILLOU . . SOUS LES POMMIEKS . . . SOUS LES ORANGERS. . . . SOUS LES TILLEULS .... SUR LA PLAGE TROIS CENTS PAGES. . . . UNE HEURE TROP TARD . . UNE POIGNÉE DE VÉRITÉS. VOYAGE AUTOUR DE MON JARDIN la pénélope normande, comédie en o actes in-18. . . 2 les ro;es jaunes, comédie en 1 acte 1 vol. r. » r. 50 messieurs les assassins brochure iii-8" 1 ir. » B M I L B COLIN — I M P . I K L A G N Y ON DEMANDE UN TYRAN PAR ALPHONSE KARR PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRERES 'à, KUE AUBER, 3 1890 Droits de reproduction et de traduction réservés À JEANNE BOUYER ON DEMANDE UN TYRAN Quoique éloigné, retiré le plus possible du bruit de ce qu'on appelle improprement « la politique », Quoique n'ayant personnellement aucun intérêt au triomphe de tel ou tel parti, je ne laisse pas de me préoccuper vivement des destinées de cette France, qui est doublement ma patrie, car j'y suis né par hasard, puis je l'ai choisie entre toutes, et je ne suis « légalement » Français que par un acte de naturalisation que j'ai demandé et obtenu, après m'être efforcé de le mériter. Cette question du scrutin de liste, Ce mensonge audacieux dans un mensonge imbécile; le scrutin de liste dans le vote dit uni- versel, l 2 ON DEMANDE UN TYRAN Me préoccupait vivement. L'adoption du scrutin de liste, c'était la France livrée légalement à la folie et au crime, — puis, dans un temps plus ou moins long, au despotisme, qui nous reconduisait à l'a- narchie, laquelle à un nouveau despotisme et tou- jours ainsi jusqu'à la mort de la France. Le scrutin d'arrondissement ne sauvait pas la France, mais c'était au moins un buisson auquel on s'accrochait sur la pente du précipice. Il n'est donc pas étonnant que mes nuits aient participé à la sollicitude de mes journées, et que j'aie fait un rêve, dont j'ai fixé le souvenir et les détails par des notes écrites aussitôt mon réveil. Je rêvais donc que le scrutin de liste était pro- clamé, et que la majorité qui l'avait décidé avait fixé les élections à la semaine suivante. Le duc de Magenta, dégoûté, était remonté par- ticulier indépendant, et s'en était allé. Une fois dans ce courant d'idées, on proclamait l'amnistie, et on allait, en grande pompe, recevoir aux frontières et dans les ports tous les citoyens, tous les « martyrs » rappelés en toute hâte d'An- gleterre, de Belgique, de Suisse et de la Nouvelle- Calédonie; ils rentraient dans « leurs droits » et étaient non-seulement électeurs, mais candidats, et candidats acclamés plutôt qu'élus. — Maître Gam- ON DEMANDE UN TYRAN 3 betta n'était nommé qu'à une très-faible majorité, — M. Naquet lui-même paraissait un peu pâle, et avait failli rester en dehors de la nouvelle Assem- blée; — on voyait pêle-mêle arriver à la députa- tion, d'abord tous les condamnés, déportés, etc., puis les plus compromis des intransigeants, puis tous les piliers d'estaminet, les orateurs de taverne, les forts au billard, etc., etc. Un ministère était nommé, qui se composait de MM. Mégy, à la justice ; Pyat, à la guerre ; Vermesh, à l'instruction publique et aux cultes; Feraud, aux finances ; Gaillard père, à l'agriculture et au com- merce; Courbet, à la direction des beaux-arts ; Flo- quet, aux relations étrangères, etc., etc. On redémolissait la maison de 31. Thiers, on sup- primait le Rappel, — des avertissements aigres étaient donnés à la République Française, — le jour- nal officiel s'appelait la Carmagnole, — on dressait des statues aux martyrs de la commune, « assas- sinés » par les Versaillais. — «*La propriété » étant décidément le vol, on faisait rendre gorge aux pro- priétaires. Mais bientôt ce ministère était déclaré traître et l'Assemblée réactionnaire; nouvelle dissolution, nou- velles élections, avènement d'une « nouvelle couche sociale. » On demande aux candidats d'avoir au moins reçu « le baptême de la police correctionnelle »; 4 ON DEMANDE UN TYRAN en cas de conflit, on préfère les « confesseurs » et les « martyrs » de la Cour d'assises. Entrent alors, à l'Assemblée, les souteneurs de filles, les marchands de chaînes de sûreté, les crou- piers des « trois cartes » et des « coquilles de noix » : ils composent l'extrême droite et représentent l'a- ristocratie et sont à cause de cela un peu impopu- laires et suspects ; après eux, aux centres et à gau- che, les « victimes » de la police correctionnelle et les « martyrs » de la Cour d'assises, les libérés, les évadés, etc., etc. Le ministère se compose de Polyte, de Guguste, d'un fils naturel de Tropmann, etc. ; le journal of- licièl s'appelle la « Sainte Guillotine »; on déclare : Ça irai l'air national ; mais ce gouvernement est bientôt à son tour traité de réactionnaire. Polyte, Guguste et Tropmann fils, se trouvant bien au pou- voir, s'y défendent par la force, et se déclarent triumvirs; alors, de mon rêve, je ne me rappelle qu'une confusion, un gâchis de boue et de sang, des fuites, des exils, des pillages, des incendies, des famines, des tètes coupées, etc. Puis je vis les murs de Paris couverts d'affiches de toutes les couleurs; ces affiches étaient lacérées et arrachées par la police de Guguste, de Polyte et de Tropmann fils, mais étaient à l'instant même remplacées par d'autres semblables. ON DEMANDE UN TYRAN 5 Ces affiches portaient toutes les mêmes mots : ON DEMANDE UN TYRAN s? Puis j'entendis un grand coup de tonnerre, Gu- guste, Polyte, Tropmann fils, leurs amis et aussi leurs adversaires, tout disparut comme des rats dans leurs trous, sous les trottoirs. Et il se trouva qu'un tyran régnait sur la France. Venait-il d'en haut? venait-il d'en bas? je l'ignore. Les rêves sont parfois aussi incohérents, aussi invraisemblables que la vie. Toujours est-il que celui-ci régnait, qu'on lui obéissait et qu'il n'avait pas l'air de plaisanter sur l'exécution de ses volontés. Tout le monde courbait la tête sous le joug. On l'appelait bien un peu : Tibère, Néron, Cali- gula, Héliogabale, etc., etc. Mais on ne s'y risquait que tout bas. ON DEMANDE UN TYRAN IT Il y avait dans chaque quartier de Paris, ainsi que dans chaque ville et dans chaque commune, sur chaque mairie, tout à l'entour du bâtiment, des murs blancs couverts d'affiches. Presque chaque jour le tyran faisait ajouter ou changer une affiche ; de cette façon, il parlait sans cesse à son peuple asservi. Voici les paroles qu'il leur avait adressées le pre- mier jour de sa prise de possession : « Tas de coquins, d'un côté, tas d'imbéciles et de jobards, de l'autre, » Trois fois vous avez fait semblant de vous mettre en république — c'étaient trois mensonges. Vous ren- versiez et vous guillotiniez inutilement un roi bon et doux comme Louis XVI, et vous le remplaciez d'abord par les rois Marat, Robespierre, Collot- d'Herbois, Fouquier-Tin ville, etc.; puis vous avez acclamé et adoré Napoléon Ier qui a fait tant de veuves et d'orphelins, et a jonché le monde de vos cadavres, après quoi il a laissé la France deux fois envahie et diminuée de territoire; puis vous avez reçu avec des vivats « Louis-le-Désiré » , vous avez acclamé puis chassé Charles X. » Plus tard, vous avez chassé Louis-Philippe qui vous avait donné dix-huit ans de paix, de prospé- ON DEMANDE UN TYRAN 7 rite, de gloire immortelle dans les sciences, les arts, la littérature, le commerce et l'industrie. Un roi dont les fils, braves, honnêtes, intelligents, dévoués, surtout Français, avaient partagé vos dangers en Afrique, votre éducation, votre jeunesse, un peu vos folies à Paris, ce qui vous promettait une heu- reuse continuation de ce règne. Vous l'avez rem- placé par les rois : Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc, Caussidière, Blanqui, etc., les ateliers natio- naux; la guerre civile, etc., ce qui a amené Louis Bonaparte auquel vous avez donné presque l'una- nimité de vos suffrages, vous rendant ainsi les com- plices de son crime de Décembre. » Peut-être n'avez-vous pas oublié ses serments à la « ripiplique », car cet homme, un peu Italien, un peu Corse, un peu Hollandais, un peu Anglais, ne pouvait même pas prononcer le mot république ; peut-être vous souvenez-vous encore de la promesse solennelle : « l'empire c'est la paix, » puis de la guerre partout, — la dernière surtout aussi insen- sée que criminelle. » Il tombe, vous le remplacez par les rois Vermesh, Pyat, Millière, Gambetta, Cluseret, Rochefort, Megy, Gaillard père, etc., etc.; vous livrez le pouvoir, les places, les finances à tous les déclassés, à tous les décavés, à tous les fruits secs ; — vous prenez « à continuer » la guerre contre la Prusse et cette se- conde moitié plus insensée encore et plus crimi- 8 ON DEMANDE UN TYRAN nelle que la première moitié, — car vous ne pou- vez dire, comme l'homme de Sedan, que vous « ne saviez pas ». » On proclame pour la troisième fois la république, — mais alors alliés et disciplinés pour l'attaque, pour les surprises, y ajoutant l'assassinat, le vol et l'incendie, puisque vous n'avez pas voulu vous séparer de la Commune, — alliés pour la guerre chacun espérant exposer les autres aux horions, — vous vous séparez, vous vous querellez, vous vous « engueulez » , vous vous menacez quand vous croyez voir approcher le moment du butin et du partage. » Puis d'excès en excès, de sottises en folie, d'abus en crimes, vous avez inspiré à tous les honnêtes gens la terreur et l'horreur de la république dont vous vous dites les apôtres, et vous l'avez tuée pour la troisième fois. » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards. » Vous n'êtes pas des esclaves révoltés qui veulent briser un joug, — vous êtes des domestiques ca- pricieux qui aiment à changer de maître. » La liberté î » Ah! mes gaillards! — c'est un nom que vous avez sottement donné au changement de despotisme. » La liberté, c'est un vin trop pur et trop généreux pour vos pauvres têtes, — vous naissez « gais » et ON DEMANDE UN TYRAN 9 à moitié ivres, il n'en faut pas beaucoup pour vous achever. » La liberté! c'est le pain des forts, des justes et des vertueux : à bas les pattes, à bas les gueules ! c'est un aliment de forte digestion que vos esto- macs débiles, dépravés et « boulimiques » ne peu- vent assimiler. » La liberté, la sainte liberté î vous ne la compre- nez seulement pas, vous ne vous croyez libres que quand vous opprimez. » Il faudra que la France, cependant, arrive à la liberté, et à la république, le seul juste, logique, hon- nête et noble gouvernement, mais pour cela il faut qu'elle en soit digne, il faut d'abord qu'elle soit net- toyée de vous, » Tas de coquins, — tas d'imbéciles et de jobards, » C'est moi qui y conduirai la France, à la liberté et à la république, ou du moins qui la mettrai en route ; — mais vous, à qui je parle, vous n'entre- rez pas dans la « terre promise ». » Il faut contenir la génération présente, corriger celle qui la suit, et élever la troisième. » Jusque-là, résignez-vous à obéir, n'essayez pas de résistance, vous savez bien que vous n'êtes pas braves; — vous savez bien que vous avez laissé ^uer et fait tuer en es abandonnant, le très-petit nombre de républicains derrière lesquels, vous abritant , vous marchiez plus ou moins ; vous 1. 10 ON DEMANDE UN TYRAN savez bien qu'il n'y a plus, parmi vous, de fanati- ques comme en 1830 et 1848, — le dernier a été Flourens, — c'était plus dangereux, mais c'était moins laid; — lisez tous les matins avant déjeuner les affiches apposées sur vos mairies et ayez soin d'obéir sans hésiter et sans murmurer à ma volonté qu'elles exprimeront, » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards. » Ce discours prononcé, on baisse la tête, on ne dit rien, ou on chuchote tout bas. III Et, toujours dans mon rêve, je me mis à lire toutes les affiches apposées autour de la mairie, et je lus . Première affiche. « La providence avait fait de la France un pays béni entre tous : — son climat varié mais toujours tempéré, sa situation entre les mers, la fertilité de son sol, et surtout le tempérament de ses habitants porté à la gaîté, à la bienveillance, — un esprit proverbialement léger, vif, sensé et joyeux, — un bon sens, ami du rire, — tout était réuni pour que le peuple français fût heureux. — Il s'est dégoûté de son bonheur, — la mode d'être heureux et gai a cessé à la suite d'une maladie, d'un oïdium. ON DEMANDE UN TYRAN 11 » Cette maladie vient de trop parler et de trop écouter parler. » Pour sauver le pays d'une ruine complète, il est nécessaire d'appliquer une médication énergique, et, me conformant à l'exemple d'un autre tyran, mon prédécesseur chez les Grecs, dont on a dit : » Il condamne Sparte à obéir et Athènes à se taire. Lacœdemona servire jubet, Athenas tacere. » J'ordonne » Un silence complet pendant un an. » Pendant cette année chacun remettra, dans son esprit, un certain ordre logique qui consiste à penser avant de parler, ordre qui s'était misérablement interverti, comme le roi Louis-Philippe le disait d'un orateur très-disert de son temps: — « Il commence par faire sa phrase, ensuite il cherche ce qu'il met- tra dedans ». — Le Français s'était accoutumé à lire tous les matins, dans les journaux, ses opinions et ses pensées toutes faites pour la journée, comme le pain tout cuit ; son esprit, faute d'exercice, est devenu paresseux, puis s'est ankilosé et atrophié, et le peuple qui a passé longtemps pour le peuple « le plus spirituel de la terre » , surtout dans son opinion, était, à mon avènement, en train d'en devenir le plus béte. » Au bout d'un an du régime du silence, nous ver- rons s'il convient de modifier et d'adoucir ce ré- 12 ON DEMANDE UN TYRAN gime, ou s'il doit être prolongé ; j' édicté donc dès aujourd'hui : » Le peuple français redeviendra heu- reux et gai. » Autre affiche: « Une femme disait : « Ce n'est pas l'émeute, le pillage, l'incendie, qui m'inquiètent — ça, c'est une fièvre, un accès passagers, — mais quand je vois le Français manquer de grâce, de bienveillance et de politesse, je crains une décadence rapide, une re- chute en sauvagerie et une ruine complète. » » J'édicte : » Les citoyens exerceront, à l'égard les uns des au- tres, et surtout à l'égard des femmes, la plus stricte, la plus bienveillante politesse ; — une surveillance active et des peines sévères ramèneront et maintien- dront ce retour à la santé. » Autre affiche : « On obéira aux lois. » Je ne me dissimule pas que cela paraîtra dur, surtout dans les commencements, — faute d'habi- tude, mais ça sera comme ça. » Autre affiche : » Je défends, sous les peines les plus sévères, aux Français, de boire de mauvais vin frelaté et sophis- ON DEMANDE UN TYRAN 13 tiqué, et des liqueurs empoisonnées et de les payer quatre fois leur valeur. » Je leur défends, sous les mêmes peines, de se nourrir de denrées malsaines, avariées, etc. » Pour faciliter l'exécution de cette loi, un peu dra- conienne, je l'avoue, j'édicte : » Le marchand qui trompe l'acheteur sur la qua- lité et la quantité de la marchandise vendue, c'est- à-dire qui le vole, sera appelé voleur, et traité comme tel ; — le marchand qui mêle à ses denrées des substances malsaines, sera appelé empoison- neur et puni de la peine infligée aux empoisonneurs ; — c'est encore assez draconien, mais c'est nécessaire. » De plus, dans chaque commune ou dans chaque quartier des villes, on encouragera, on aidera au besoin un certain nombre de marchands à se pro- curer et à détailler les denrées nécessaires à la vie, en les achetant de première main, de bonne qua- lité, sans mélange ; — ces marchandises et denrées seront exemptes d'impôts ; — les marchands seront rémunérés par un bénéfice suffisant, mais réglé par l'autorité ; on supprimera autant que possible tous les intermédiaires parasites qui, s'insinuant entre le producteur et le consommateur, vivent aux dépens des deux : ces immunités et ces garanties s'appli- queront aux denrées, boissons, etc., devant être consommées dans chaque famille. » Quant aux cafés, tavernes, brasseries, où l'on mange et boit sur place , — tous les prix seront 14 ON DEMANDE UN TYRAN neuf fois plus élevés, — et l'État percevra les deux tiers des recettes ; — les dettes qui y seront con- tractées ne seront pas admises par la loi, — les payera qui voudra, — sauf la part de l'État qui sera exigible; par ce moyen le Français est condamné à partager avec sa famille ses régals, ses plaisirs, ses distractions : tant pis pour lui. » Toute carte de restaurant dépassant trois francs pour le déjeuner d'une personne et cinq francs pour son dîner est frappée d'un impôt de dix francs au profit de l'État. » IV Autre affiche : « Tout Français qui à l'âge de trente ans ne sera pas marié — payera chaque année un impôt dont la quotité équivaudra à la nourriture et à l'entretien d'une femme et de deux enfants : d'une femme dont il jouit clandestinement et immoralement sur le domaine public ; de deux enfants, qu'il sème au hasard, s'abstenant de les nourrir; cet impôt ser- vira de fonds de secours aux filles-mères et aux enfants abandonnés. » Autre affiche: « Parlons de femmes. — J'édicte : on rendra aux femmes tous les métiers qui ne demandent ni la ON DEMANDE UN TYRAN 15 force ni l'énergie d'un homme, — il n'y aura plus de garçons de café, de commis en nouveautés, de coiffeurs, etc., etc. » Les hommes, cependant, faibles, rachitiques, ou trop paresseux pourront obtenir d'exercer ces mé- tiers concurremment avec elles, mais à une condi- tion : ils laisseront pousser toute leur barbe, et por- teront des jupons. » Toute femme mariée, qui conséquemment n'a plus à plaire qu'à son mari, et qui appliquera à sa toilette plus que le vingtième du revenu ou du gain du ménage, de la communauté, de la fa- mille, sera condamnée à porter, pendant un temps déterminé par une loi spéciale, une robe et un bonnet de couleur triste sans aucun ornement; les filles non mariées sont autorisées à porter la dépense de leur toilette à la moitié de leur revenu et de leurs gains, parce qu'il leur est permis de tenter de plaire à tous, jusqu'à ce qu'elles aient trouvé un mari. » Toute fille ou femme qui dépense notoirement à sa toilette plus que son revenu et son gain est con- sidérée comme courtisane, fille entretenue, etc., con- séquemment « mise en cartes » et soumise aux règlements de la police spéciale. » Toute femme qui, sauf les cas d'impossibilité constatés, menaçant sa santé et celle de son enfant, refusera de l'allaiter par coquetterie, paresse, oubli de ses devoirs, etc., portera ostensiblement, pendant 16 ON DEMANDE UN TYRAN le temps consacré d'ordinaire à l'allaitement, un collier de rondelles de liège. » C'est comme cela que nous ferons des républi- caines. » Quant à la recherche de la paternité, elle présente des inconvénients et des dangers qui l'ont fait re- pousser par plusieurs législateurs; mais, en cela comme en beaucoup d'autres choses, l'homme, im- parfait comme il l'est, n'a à choisir que le moindre de deux maux. Voici un moyen d'obvier en grande partie à ces inconvénients et à ces dangers. En gé- néral, dans l'éducation des filles on tend à prolonger jusqu'au jour de leur mariage une complète igno- rance que l'époux seul doit faire cesser; cela peut avoir un certain charme, mais ce système n'est pas sans périls. Le premier, c'est que les parents et l'époux doivent le plus souvent se contenter de croire ou de feindre de croire à cette ignorance qui n'existe presque jamais, du moins complète. Le se- cond, c'est que, si les filles, à un âge où presque généralement leurs sens sont muets, savaient bien physiquement, scientifiquement, médicalement, ce que les hommes leur veulent, cela leur semblerait pres- que toujours quelque chose de laid, de monstrueux, comme ce l'est, en effet, quand on n'y est pas en- traîné par les désirs de la passion. Dans leur igno- rance, quand elle existe, elles cherchent le mot de l'énigme et elles le croient charmant; cela devient ON DEMANDE UN TYRAN 17 une préoccupation habituelle : elles ne supposent dans l'amour que des voluptés de l'esprit, du cœur et de l'âme, auxquelles elles se livrent sans que rien les puisse choquer ni effrayer, et qui les conduisent tout doucement jusqu'au danger ignoré. » Une fille nubile devrait donc être instruite par sa mère du but de l'amour comme d'une opération un peu douloureuse, laide, choquante, mais indispen- sable pour devenir mère. Soyez certains que cela n'enflammera pas sa jeune cervelle; vous supprimez il est vrai, pour son époux futur, le charme un peu arbitraire qu'il pourrait trouver à l'ignorance très-problématique, je le répète, mais en faisant le sacrifice de la virginité douteuse de l'esprit vous garantissez presque certainement la virginité du corps. » Cela est un moyen moral ; passons à un moyen légal. » Il faut armer, plus qu'il ne l'est, le gardien le plus sévère déjà de la « vertu » des femmes : l'or- gueil. » Je mets dès aujourd'hui dans la loi, et il faudra mettre dans les mœurs et l'amener à l'état de pré- jugé, ce qui suit : » Tout jeune homme, le jour de sa majorité, rece- vra à sa mairie un carré de parchemin, quelque chose comme une carte d'électeur; il y aura sur ce parchemin : » M. *** né à *** demande Mlle *** en mariage. 18 ON DExMAXDE UN TYRAN » Puis la signature légalisée du porteur de cette carte. » Je mets dans la loi, et le temps fera entrer dans les opinions et dans les mœurs, que tout homme qui se présente pour faire la cour à une fille sans lui offrir préalablement cette carte, lui fait l'outrage le plus sanglant, lui témoigne le mépris le plus profond et la traite comme une drôlesse. Cette pro- messe de mariage, précédant tout entraînement pos- sible qui empêcherait la femme de l'exiger, rend très-praticable la « recherche de la paternité » ; nous chercherons les moyens d'obvier, s'il est possible, aux quelques inconvénients auxquels ne remédie- rait pas ce procédé, qui remédie déjà aux prin- cipaux. » La fille qui accepterait plusieurs de ces cartes, ou qui écouterait les premiers propos galants d'un homme qui ne débuterait pas par la lui offrir, n'au- rait plus le droit à la protection de la loi. » Autre affiche : « La presse : Il est de droit naturel que tout ci- toyen puisse exprimer par l'imprimerie, comme par la plume, comme par la parole, ses opinions et ses idées, en demeurant responsable du mal ou du tort que ses opinions ou ses idées peuvent faire soit ON DEMANDE UN TYRAN 19 à la société, soit aux individus. Pour le moment, nous n'avons pas à nous en préoccuper; la loi du silence s'applique à la parole écrite ou imprimée comme à la parole parlée. Mais quand nous aurons mis fin à ce régime sévère, mais hygiénique et né- cessaire pour la guérison de notre malheureux pays, — voici comment j'entends la « liberté de la presse », les lois imaginées jusqu'ici n'ayant rien fait d'effi- cace: » Les pharmaciens ont, dans leurs officines, les poi- sons les plus violents, parce que ces substances toxiques employées à certaines doses et avec certaines précautions par les hommes de science, procurent la guérison ou le soulagement de certains maux ; mais on exige des pharmaciens de sérieuses garanties, garanties de science vérifiées par des examens et des diplômes, — garanties de moralité fondées sur la notoriété publique; de plus, ces substances qui ne doivent être délivrées que sur l'ordonnance d'un médecin, doivent encore être te- nues sous clef par le maître responsable de la phar- macie, et un certain Alphonse Karr qui, en son temps, a eu raison sur deux ou trois points impor- tants, ce qui l'a fait accuser de paradoxe, a pro- posé dans ses Guêpes et fait adopter l'usage prescrit de renfermer ces drogues dangereuses dans des flacons de couleur bleue, pour que les mêmes gens qui ne peuvent lire l'étiquette placée dessus : poison, — soient dûment avertis. 20 ON DEMANDE UN TYRAN » Eh bien, si on veut y réfléchir et se rappeler sur- tout l'histoire contemporaine depuis soixante ans, je sais que c'est beaucoup demander à un peuple dont la mémoire ne s'étend que péniblement au delà de six mois, mais la chose mérite un effort; en se rappelant donc; et en réfléchissant quelque peu, on arrivera à reconnaître que l'encre est, de tous les venins connus, le plus terriblement efficace, le plus mortel pris à certaines doses, le plus mal- sain mêlé même par doses infinitésimales aux ali- ments quotidiens de l'esprit. Un médecin, un phar- macien scélérats, ne pourraient que difficilement empoisonner vingt personnes, sans que les soupçons d'abord, et la punition ensuite vinssent les arrêter dans leur carrière criminelle, et de plus l'empoison- nement causé par les divers toxiques connus n'est pas contagieux. » L'empoisonnement par l'encre, au contraire, peut attaquer cent mille sujets tous les matins, lesquels cent mille transmettront le venin absorbé à deux cent mille autres. )> L'empoisonnement par l'encre, fausse d'abord, puis détruit l'intelligence; sous forme de calomnie il attaque et tue l'honneur; il menace la constitu- tion de la société tout entière. » D'où vient qu'à ceux qui tiennent officine de ce poison terrible, on ne demande aucune des garan- ties que l'on exige des médecins qui ordonnent, des pharmaciens qui préparent les autres venins? ON DEMANDE UN TYRAN 21 » D'où vient qu'on ne demande aux écrivains qui parlent par des milliers de bouches à des centaines de milliers d'oreilles aucune des garanties qu'on demande aux avocats qui ne peuvent être entendus que de quelques dizaines de personnes ? » D'où vient que les journalistes, dans l'intérêt même de leur considération, n'offrent pas, de leur plein gré, au moins les garanties que présentent les avocats, un conseil de discipline, une censure per- manente chargée de rappeler les membres de l'or- dre à certains devoirs professionnels, d'appliquer certaines pénalités, de suspendre, et même de sup- primer ? » C'est à cette absurde incurie que des lois que j'élabore remédieront quand j'aurai jugé opportun de suspendre la loi du silence sous laquelle vous vivez hygiéniquement en ce moment. » Dès aujourd'hui j'établirai une distinction em- pruntée à la logique la plus simple : » Il est de droit naturel, comme je le disais en commençant; que tout citoyen puisse exprimer ses opinions et ses idées par l'imprimerie, comme par la plume, comme par la parole, en restant respon- sable du tort qu'il peut faire à la société ou aux individus, par ces divers procédés et engins, en te- nant compte du danger croissant dans une propor tion énorme, lorsque ses pensées et ses opinions exprimées d'abord par la parole, le sont ensuite par la plume, et enfin par la presse; — il est juste de 22 ON DEMANDE UN TYRAN demander des garanties aux individus et d'en donner à la société, — il faut ne jamais perdre de vue que « la liberté », à laquelle vous n'avez jamais rien compris, » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards, que la liberté de chacun doit avoir, en tous sens, des limites infranchissables, — la liberté des autres. » Je dis que vous n'y avez jamais rien compris, car les preuves surabondent que jusqu'ici la liberté et le suffrage dit universel, n'ont été pour vous que le couteau confié aux enfants trop jeunes, dont ils ne manquent pas de se servir d'abord pour se couper les doigts, ou les allumettes destinées à éclairer, mais qu'ils emploieraient de préférence à mettre le feu à leurs vêtements et à la maison. » Revenons à ma distinction annoncée. » Chaque citoyen peut exprimer, etc. , sous telle ou telle garantie, sous telle ou telle pénalité, etc., ses opinions, ses idées, etc. » De même, moyennant certaines formalités, vous obtenez « un port d'armes », c'est-à-dire le droit de sortir avec un fusil et de chasser. » Mais croyez- vous qu'on vous donnerait aussi fa- cilement l'autorisation de vous promener en troupe d'hommes armés, fussiez-vous les plus honnêtes gens du monde? Il y aurait là un danger évident qui exigerait d'autres garanties et une surveillance par- ticulière. ON DEMANDE UN TYRAN 23 s Cherchons une autre comparaison : » Le propriétaire ou le fermier qui ne vend que ses produits, ne fait pas acte de commerce et n'est pas soumis à la juridiction commerciale; l'écrivain qui ne publie que ses œuvres, est dans le même cas. » Parce que ni l'un ni l'autre n'achètent pour re- vendre. » On donnera donc à l'écrivain, exprimant isolé- ment ses opinions et ses pensées, — sous certaines garanties, le port... de plume, comme le port d'armes. » On exigera des conditions très-différentes, beau- coup plus sévères et restrictives, — de l'entreprise qui réunit un certain nombre d'écrivains, — de l'entrepreneur qui achète pour revendre. » Et voici quelques-unes des raisons qui logique- ment imposent cette différence. » Isolé, l'écrivain de quelque talent, de quelque notoriété, pourra seul rassembler autour de lui un nombre de lecteurs suffisant pour communiquer sa pensée et en répandre la bonne ou la mauvaise contagion, et quelque notoriété, quelque talent qu'il possède, cet auditoire sera toujours restreint parce qu'il ne représentera qu'une nuance dans le prisme, et qu'il ne sera lu que par ceux qui sont précisé- ment de la même nuance. » S'il n'a pas un talent reconnu, une notoriété suf- fisante, un certain degré de probité et de considé- 24 ON DEMANDE UN TYRAN ration, livré à ses seules ressources, il ne pourra que pendant un temps plus ou moins court conti- nuer une publication sans lecteurs, partant sans acheteurs. » Le journal-entreprise, au contraire, surtout avec les imbéciles et inefficaces conditions fiscales qu'ont inventées les gouvernements, qui n'ont fait que vendre des verges pour les fouetter, — le journal- affaire, exigeant et trouvant des capitaux de diver- ses provenances, très-souvent ne cherchant pas les bénéfices directs de son entreprise, c'est-à-dire l'ar- gent des abonnés; mais un but plus éloigné, plus productif, plus dangereux, l'assaut et la conquête du pouvoir ou au moins de ses faveurs et dépen- dances, escaladées par force ou obtenues par ruse ou marchés, est obligé de prendre pour drapeau une couleur fausse, mais « voyante », composée de plusieurs couleurs « criardes et hurlantes » comme la culotte d'arlequin ; — il réunira donc un audi- toire composé de toutes ces nuances, de toutes ces couleurs, — une troupe, une armée. » De plus, tel écrivain ou pseudo-écrivain, sans talent, sans considération, qui, isolé, ne réunirait pas trente lecteurs autour de son tréteau, — peut faire sa partie et son bruit dans le concert, de même qu'une grosse caisse, une contre-basse, un chapeau chinois, se feraient imposer silence, ou mettraient leurs auditeurs en fuite, s'ils prétendaient exécuter des solos, et ont cependant leur rôle dans l'orchestre. ON DEMANDE UN TYRAN 25 » Tel « journaliste » ou pseudo-écrivain, qui n'a que du venin, et qui, seul, n'en trouverait aucun débit, peut, admis dans la société d'autres journa- listes, contribuer à empoisonner les lecteurs aux- quels les autres fournissent le miel qui les allèche. » Si tous les écrivains, journalistes faisaient des publications individuelles : 1° très-peu subsiste- raient; 2° entre celles qui subsisteraient, sauf le cas d'engouement momentané, et encore y a-t-il besoin de l'aide d'un pouvoir maladroit qui fournisse à l'écrivain l'apparence du martyre au moyen d'une auréole de papier timbré ; sauf ce cas, il n'y aurait pas une publication qui rassemblerait un auditoire de dix mille abonnés. »La presse libre, dans les conditions de la justice et du bon sens, c'est-à-dire le pouvoir facilitant les publications individuelles, les seules qui soient de droit naturel, et se montrant plus exigeant pour les publications collectives et les journaux-entreprise, il se détacherait de celles-ci la plupart des écrivains de talent qui ne se soumettent à une discipline qui leur répugne, à une couleur où leur nuance person- nelle est absorbée, qu'à cause de la difficulté, de la presque impossibilité de marcher seuls sous leur petit guidon particulier. » Donc quand la loi du silence que je vous rappelle, » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards, » Pourra être suspendue,— je n'ose pas dire « rap- portée », 26 ON DEMANDE UN TYRAN » Voici comment nous procéderons : » 1° Il faudra qu'on se fasse recevoir journaliste, comme on se fait recevoir avocat, médecin, phar- macien, etc., sous certaines garanties de capacité, de probité, etc ; on imposera au « port de plume » les conditions qu'on exige pour le port d'armes, avec quelques-unes de plus, parce que l'arme est plus dangereuse ; le « port de plume » pourra être sus- pendu ou définitivement retiré ; cette pénalité rem- placerait les entraves fiscales qui n'ont jamais em- pêché les journaux de parti, et dont la suppression aura pour résultat de diviser en une quantité de brins les verges que vous réunissez dans quelques mains ; chacun, quand il le pourra, voudra représen- ter sa nuance exacte, et jamais quatre journalistes ne resteront unis et d'accord s'ils n'y sont forcés ; » 2° La signature réelle de l'auteur sera exigée sous peine de suspension de plume, pour celui qui s'y déroberait. » 3° Jusqu'à trente ans, le journaliste ferait « un stage » ; il ne lui serait permis d'écrire que des romans, des nouvelles, des articles de mœurs, d'ob- servations, etc. ; il se consacrerait à instruire, amu- ser, égayer les lecteurs. » A trente ans, après de nouveaux examens sévères, il serait admis, ou ne serait pas admis, à traiter les questions politiques et sociales; » 4° Le droit de réponse sera absolu, dans un journal et devant ses lecteurs — comme cela a lieu ON DEMANDE UN TYRAN 27 déjà devant un tribunal : « l'accusé » aura la parole le dernier : » 5° Un conseil de discipline sera établi et jugera les menus délits, les manques à l'honorabilité pro- fessionnelle, car il faudra amener dans les journaux une honorabilité et une solidarité professionnelles qui sont loin d'exister. . . » J'aurai encore d'autres points de vue à traiter quand j'aurai suspendu la loi du silence, » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards, » Car je vous défends, à l'avenir, d'être crédules jusqu'au crétinisme, trompés, abusés, mystifiés, sacrifiés, menés à la ruine, à la prison, à la mort, par des farceurs sinistres qui vous poussent en avant et se tiennent soigneusement à l'abri des coups. » Ça vous contrarie, ça vous fâche, ça vous irrite ; vous m'appelez tout bas Tibère et Néron, mais tant pis pour vous. Vous avez demandé un tyran, vous l'aurez; — et moi je veux vous conduire à la répu- blique, vous l'avez demandée trois fois, je vous l'accorderai, mais, en même temps, je l'exigerai; et nous la mettrons dans les mœurs avant de la mettre dans la législature; vous verrez que ça n'est pas si facile, si gai, ni si drôle que vous le croyiez d'être républicain; qu'il ne suffit pas de crier et de noircir du papier, de dire des sottises et de les écouter, d'écrire des mensonges et des calomnies et des absurdités et de les croire. 28 ON DEMANDE UN TYRAN » Non, c'est beau, c'est noble, c'est juste, mais c'est cher; il faut y mettre le prix. » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards. » VI Autre affiche : » On supprime du pouvoir l'attrait de l'argent et la piaffe, il n'y aura pas de fonction payée plus de 20,000 fr. par an, et de celles-là il y en aura très- peu; — il n'y en aura pas dont les appointements soient si bas qu'ils ne puissent nourrir et entrete- nir une famille. » Autre affiche : « Il est défendu au peuple français, tant des classes dites libérales ou dirigeantes, que des classes ou- vrières, de se jeter au hasard dans des professions déjà encombrées, où ils sont condamnés à mourir de faim ou à vivre misérables ; les corporations et les « devoirs », sont rétablis sur des bases nou- velles; après avoir calculé le nombre de personnes qui, dans chaque profession peut à la fois être utile et y trouver une existence assurée, on n'y admettra qu'à mesure des vacances. »Le fils, — sauf des exceptions ci-après énoncées, fera le métier de son père, où il héritera de l'ex- ON DEMANDE UN TYRAN 29 périence, des instruments, de la réputation, des relations acquises par lui. » S'il y a plusieurs enfants, les autres succéderont à des parents, à des amis sans enfants sous lesquels ils étudieront leurs métiers respectifs. » On exempte: 1° Le cas d'incapacité ou impossi- bilité physique et morale; » 2° Le cas de dons ou de capacités transcendantes pour une autre profession, ce qui serait décidé par des examens sérieux ; une correspondance entre tous les points de la... république, que je gouverne des- potiquement jusqu'à nouvel ordre, appellera sur ces points les ouvriers dont il y aura besoin ; — l'ou- vrier, voyageant pour aller à l'ouvrage, sera trans- porté par les voies ferrées, à quart de place. » Autre affiche : « L'homme naît laboureur et cultivateur ; ce n'est que par exception et dans une certaine proportion qu'un certain nombre doivent être admis ou appe- lés à d'autres professions ou fonctions. Le maître d'école doit donc professer toutes les sciences né- cessaires à l'agriculture : — la bonne nourrice; il aura un grand jardin qu'il cultivera avec ses élèves, et où il tiendra, distribuera et propagera, à mesure des découvertes, toutes les greffes et semences des meilleures espèces. » La translation des habitants de la campagne aux villes sera soumise à des conditions que nous dé- 2. 30 ON DEMANDE UN TYRAN taillerons ultérieurement : le paysan devenu cita- din était un producteur, une fois à la ville, il se transforme, a de nouveaux besoins, et représente trois consommateurs comme celui qu'il était aux champs. » Il s'agit d'assurer l'exécution d'une loi. » Et cette loi la voici : » Il est défendu de mourir de faim. » Je sais les réclamations, les clabauderies et les haines que cet acte de despotisme suscitera et déchaînera contre moi, — mais la loi du silence m'en préservera dans les commencements, et peut- être ensuite; avec le temps, on s'y fera et on s'y accoutumera tout doucement. » Autre affiche : «Paris redevient la capitale de la France: on le nettoyé sévèrement de pas mal de gens et on le tient propre; le séjour n'est autorisé que sous une sur- veillance assidue; les Chambres, quand il y en aura, reviendront à Paris, et je me charge de les faire respecter, et d'effacer la honte de la peur cyni- quement avouée qui les avait transportées à Ver- sailles. » Autre affiche : « Quant à la représentation nationale, nous y ar- riverons graduell ement et plus tard, quand j'aurai ON DEMANDE UN TYRAN 31 réussi à vous faire comprendre vos intérêts et vos devoirs. » Et je ne vous rendrai les petits couteaux et les allumettes qu'à bon escient. » Mais sachez dès aujourd'hui — que les devoirs compris d'un représentant de la nation sont sérieux, ardus, difficiles; laborieux, demandent du dévoue- ment et des sacrifices ; — je rendrai cela si évident qu'il faudra faire une loi et établir une pénalité contre ceux qui, désignés et chargés de ces devoirs par leurs concitoyens, refuseraient ou éluderaient. Par contre, tout homme qui sollicitera cette hono- rable corvée, — me sera fort suspect; je suppo- serai presque toujours qu'il ne la comprend pas, ou qu'il veut en éluder au moins une partie, — ou qu'il médite quelques honteux trafics. Pendant au moins un certain temps, je n'admettrai que des candidats malgré eux, — ou du moins ce seront les électeurs qui seront candidats, c'est-à-dire qui sol- liciteront le représentant. » Le représentant aura au moins dix ans de domi- cile. » Car dussiez-vous m'appeler et Domitien et Hélio- gabale, et Yvan IV, etc., » Je veux que vous compreniez ceci qui vous pa- raît aujourd'hui un paradoxe : » Que le représentant doit connaître et les gens et les choses qu'il représente, — et les intérêts qu'il doit défendre; 32 ON DEMANDE UN TYRAN )) Que les représentés, pour choisir le représentant doivent connaître, depuis longtemps, lui, sa vie pu- blique, sa vie privée et sa petite vie ; — sa famille et ses amitiés, etc. » Et je veux , » Tas de coquins, tas d'imbéciles et de jobards, » Que vous chantiez un jour, sur l'air de la Palisse, en ajoutant quelques couplets aux anciens : Un quart d'heure avant sa mort, Il était encore en vie, une foule ds vérités palpables, incontestables, que vous repoussez aujourd'hui avec indignation parce qu'on vous a rendus les uns fous, — les autres bêtes. » Je veux vous rendre, — malgré vous, — honnê- tes, heureux et gais, — comme vous étiez autre- fois. » Ah! vous avez demandé un tyran, — le temps de rire est passé. » Ici, — je fus réveillé par un envoyé de l'impri- merie, qui demandait — la copie. — Je me mis à écrire rapidement au courant de mes souvenirs, ce que j'avais rêvé. Il y avait encore beaucoup d'affiches, peut-être sont-elles à regretter. ON DEMANDE UN TYRAN 33 Vil Décidément mon entêtement dans ma voie a triomphé de la patience du parti qui se dit si injus- tement et si impudemment républicain, et on a dû aggraver la pénalité contre moi. Autrefois, naguère même, quand, bravant la consigne , on rompait le silence à mon égard, — le cliché employé disait que je n'avais plus d'esprit; — mais comme j'ai établi irréfragablement que jamais je n'ai varié à l'égard du parti soi-disant républicain, que je n'ai jamais été un instant ni sa dupe ni son complice; comme je les ai défiés tous d'apporter une seule ligne de moi contredisant ce que j'avançais, ils en ont naturellement tiré la conséquence qu'alors je n'avais pas eu plus d'esprit autrefois qu'aujourd'hui, et que donc je n'en ai jamais eu. C'est comme cela qu'ils disent aujourd'hui ; mais un point sur lequel ils sont également d'accord, c'est leur colère contre 9 ce prétendu bon sens » , contre « cette apparence de bon sens » , que le public indulgent a la bonté de me reconnaître, et qui les fâche tout à fait. Je n'ai rien à répondre à ce personnage qui se cache sous un nom de comédien, je ne me rappelle pas si c'est Scapin ou Mascarille ; — parlons plutôt de son patron : 34 ON DEMANDE ON TYRAN M. Thiers est peut-être le plus intelligent de tous ceux qui, aujourd'hui, se disputent le pouvoir per fas et ne fas, — mais il ressemble à la mauvaise mère qui, dans le jugement surfait ou plutôt absurde du roi Salomon , aime mieux voir l'enfant coupé en deux que de le voir donner à la vraie mère. M. Thiers ne voit dans la politique ni la paix, ni la grandeur, ni la prospérité ni le bonheur de son pays. Il n'y voit que le pouvoir pour lui ; — être au pouvoir et s'y maintenir par toutes les ruses, tous les compro- mis ; — une fois tombé, — et il n'a jamais su s'y maintenir longtemps, — une fuis « sur le pavé », il l'assiège, l'escalade par tous les moyens, avec toutes les complicités, par les engins les plus funestes , — voilà toute sa vie politique. Le voici aujourd'hui allié au parti des soi-disant républicains qu'il espère dominer et jouer, tandis qu'ils comptent se servir de lui et le jeter par la fenêtre quand il les aura introduits dans la maison. C'était donc sans conviction qu'il faisait tuer tant d'autres républicains, et, parmi ceux-là, il y avait des vrais républicains, — dans la rue Transnonain ; — c'était donc sans conviction, sans la pensée d'un triste et tyrannique devoir, qu'il les faisait tuer récem- ment dans les rues de Paris, et à Versailles, puis- qu'il est aujourd'hui leur allié, leur complice et croit être leur chef. Certes, ce petit homme possède une rare et ro- buste intelligence, mais il lui manque une âme ON DEMANDE UN TYRAN 35 élevée, un grand cœur — et, tel qu'il est, il faut le mettre au nombre des plus grands fléaux que la colère divine ait jamais envoyés sur la France. VIII Léon Gatayes m'envoie une brochure de M. Al- phonse Pallu ; c'est un projet d'un grand intérêt et relatif à l'éducation et à l'instruction; j'en parlerai plus tard. Aujourd'hui je dirai seulement que depuis ma sortie du collège où j'avais été élève et professeur, je n'ai cessé de m'élever contre cette instruction — sans éducation — et consistant dans l'étude des deux langues qui, seules, ne se parlent pas, qui est pour beaucoup dans nos désordres et nos malheurs. Je me suis occupé de cette question dans trois ouvrages : « Raoul Desloges ou un homme fort en thème », — « Histoire d'un Pion » — « Clo- vis Gosselin » , dont voici un court fragment : . . . .Un jour que les deux mères regardaient leurs enfants jouer, la veuve Séminel dit à la veuve Gos- selin : — Que comptez-vous faire de Clovis ? A quoi la veuve Gosselin prit un air capable et dit : — Qui sait ce que Clovis deviendra? Et vous, quelles sont vos intentions pour Isoline? 36 ON DEMANDE UN TYRAN — Elles sont bien simples, reprit la veuve Sémi- nel ; elle commence à très-bien filer, elle sait coudre , lire un peu, écrire en demi-gros ; elle sera bien au fait du ménage, honnête, pieuse, travaillante. Elle attendra qu'il se présente un brave homme qui prenne sa figure, son honnêteté, son caractère, son amour du travail et sa science du ménage pour une dot. A la façon dont la veuve Séminel prononça ces paroles, il sembla à la veuve Gosselin qu'elle avait laissé entrer dans son esprit des idées remarqua- blement ambitieuses, ce qui fit qu'elle la quitta froi- dement. Sans doute elle s'endormit préoccupée des hautes destinées de son fils, et, dans son sommeil, elle mêla ses diverses impressions de la journée pour en faire un ensemble assez incohérent, ce qui produisit un songe extraordinaire. Les songes, en effet, se font comme les figures dans les kaléidoscopes ; des idées ordonnées et réglées dans l'état de veille se groupent au hasard dans le sommeil et produisent des images bizarres dans lesquelles on fait entrer toutes sortes de souvenirs confus et parfois même des bruits qui réveillent à moitié. La veuve Gosselin rêva qu'elle voyait un cheval pie sans cavalier dans le chemin qui conduisait à sa « masure ». Ce cheval était sellé et bridé. En le regardant plus attentivement, elle reconnut le cheval d'un officier de santé, chirurgien d'armée, qui s'était ON DEMANDE UN TYRAN 37 depuis longtemps retiré dans le pays, et qui trai- tait à peu près tout l'arrondissement dans un rayon de quatre ou cinq lieues. L'image du médecin et celle du cheval pie étaient présentes à la mère, car c'était ce même docteur Lemonnier qui avait soigné successivement la petite Isoline et Clovis Gosselin. Quoi qu'il en soit, le cheval était seul dans le rêve de la veuve Gosselin. Il vint un homme qui s'approcha du cheval, et qui voulut le monter : mais le cheval lui lança une ruade qui le jeta à terre, et se sauva au galop. Plusieurs personnes se mirent à sa poursuite , essayant de s'élancer en selle ; mais elles tombaient sous les pieds du cheval, ou sautaient par-dessus et retombaient de l'autre côté. Tout à coup Clovis Gosselin parut, et, d'une main saisissant la crinière de l'animal, il s'élança sur son dos. Alors le cheval pie se soumit et se laissa monter sans résister. La veuve Gosselin se réveilla et dit : — Le docteur Lemonnier est mort, et c'est mon fils qui le remplacera. Il faut dire que le docteur Lemonnier était fort vieux et malade déjà depuis longtemps. Néanmoins, quand la veuve Gosselin apprit que si le docteur n'était pas mort, il était très-dangereusement atta- qué au lit, elle eut peur pour elle-même de la presque réalisation de son rêve. Le docteur mourut peu de temps après. 38 OJN DEMANDE UN TYRAN Son rêve s'étant réalisé relativement à la mort du docteur Lemonnier, elle ne fit pas le moindre doute qu'il se réalisât également à l'égard de Clovis ^t qu'il fût appelé à devenir un médecin , et un grand médecin, qui hériterait du cheval pie et de la clientèle du docteur Lemonnier. — Et cette pauvre Séminel, pensa-t-elle, qui s'avise de rêver que sa petite Isoline épousera Clovis! Il y a réellement des gens bien extraordinaires par leur manie de vouloir sortir de leur classe et rêver des destinées auxquelles ils ne sont pas appelés ! Puis, laissant aller son imagination, elle se dit : ~ Ce serait vraiment dommage qu'un grand mé- decin comme Clovis enterrât ses talents dans un mauvais bourg ; il est évident que ses facultés l'ap- pellent à exercer la médecine à Paris. Elle commença à trouver qu'on payait bien peu les visites de médecin à la campagne, et, un jour, elle soutint que la dette que l'on devait acquitter le plus scrupuleusement et le plus vite, c'était celle que Ton avait contractée envers un médecin. Elle avait bien envie d'acheter le cheval pie du docteur; mais elle réfléchit que Clovis n'avait pas encore douze ans, que le cheval était son aîné de quelques années, et qu'il serait, sans aucun doute, mort de vieillesse avant le jour où Antoine-Clovis Gosselin serait reçu docteur et acquerrait le droit, par son diplôme, impunè medicandi et occidendi per totam terrain. ON DEMANDE UN TYRAN 39 Son parti était pris. Elle alla trouver le maître d'école et lui dit : — Or çà, maître Hérambert, savez- vous le latin? — Ma bonne dame, répondit le « clerc » , ce que je puis vous dire avec certitude, c'est que j'en ai appris beaucoup, longtemps, et pour beaucoup d'argent ; que je suis prêt à céder ce que j'en sais fort au-dessous du prix de revient. — Eh bien, maître Hérambert, il faut mettre mon fds au latin, et çà, pas demain, mais aujourd'hui; pas ce soir, mais ce matin ; en un mot, tout de suite au plus tard. — Eh! mon dieu, ma bonne dame Gosselin, pourquoi voulez-vous mettre au latin ce petit Glovis, qui est un charmant enfant, el qui n'a aucune mé- chanceté ? — Mais, continua la veuve Gosselin, quand je dis qu'il faut le mettre au latin, je parle du vrai latin, de celui qu'on chante à l'église, tout ce qu'il y a de mieux en latin ; si vous n'en tenez pas, il vaut mieux le dire. On en aura ailleurs pour son argent. — Ne vous fâchez pas, ma bonne dame Gosselin ; je vous assure que je suis enchanté de trouver le placement de mon pauvre latin et d'en vendre un peu. Il y a dix ans que je suis ici; et on ne m'en avait jamais demandé, mais je vois à votre air que vous craignez que mon latin ne soit éventé : c'est une erreur, ma bonne dame Gosselin : je l'ai tenu 40 ON DEMANDE UN TYRAN si bien bouché, qu'il est parfaitement conservé, et je vous le garantis même de qualité supérieure à celui de M. le curé. — Il faut que, dans quelques mois, Clovis soit capable d'entrer au collège. — Au collège, ma bonne dame Gosselin ! Croyez- moi : que votre fils sache lire, écrire et compter, tout homme doit le savoir; un homme qui ne pos- sède pas ces connaissances est un infirme ; ceux qui savent lire et écrire parlent au loin et entendent les absents ; celui qui ne sait ni lire ni écrire est relativement muet et sourd, puisqu'il n'entend plus et ne peut plus se faire entendre à une distance où les autres parlent et entendent; mais ceux-là seule- ment qui doivent passer leur vie dans les loisirs que donne la fortune acquise, ou ceux qui sont entraînés malgré eux dans les carrières laborieuses des lettres et des sciences par des facultés extra- ordinaires et des tendances invincibles, ceux-là seulement doivent être conduits au delà des con- naissances élémentaires. — Je ne comprends pas trop bien ce que vous voulez dire, reprit la veuve Gosselin ; j'entends seu- lement que vous nous reprochez de n'être pas riches. — Loin de là, ma bonne dame! la pauvreté des enfants est souvent un indice de l'honnêteté des pères. Beaucoup de grandes fortunes ont eu pour origine quelque énorme coquin qui a amassé, il y ON DEMANDE UN TYRAN 41 a longtemps, de l'argent pour des gens heureuse- ment quelquefois meilleurs que lui, qui doivent venir ensuite. Ainsi il y a, dans un certain pays où l'on pend les voleurs, un proverbe peu moral qui dit : « Heureux les fils dont les pères ont été pendus ! » — Prétendez-vous que Clovis n'est pas un enfant très-intelligent? — Très-intelligent, en effet, ma bonne madame Gosselin; mais je n'ai jamais vu un homme qui fût trop intelligent et trop savant pour être cultivateur. J'en connais, au contraire, beaucoup, et presque tous sont dans ce cas, qui sont loin de l'être assez ; et moi tout le premier ; mais d'une intelligence remarquable à des facultés extraordinaires et spé- ciales, il y a encore de la distance. Votre fils a-t-il quelque inclination très-prononcée pour un art ou pour une science? — Mon fils est comme tous les enfants : il pas- serait sa vie à monter aux arbres pour dénicher les oiseaux. — Ça n'est pas encore là l'entraînement invin- cible dont je vous parlais tout à l'heure. — Écoutez-moi, monsieur Hérambert; tout ce que vous me dites là depuis une demi-heure; et rien, c'est la même chose. — J'en ai peur, dame Gosselin. — J'ai mon idée là, dit-elle en se touchant le front; mon fils sera un grand médecin et fera ses visites à cheval, comme défunt M. Lemonnier. J'en 42 ON DEMANDE UN TYRAN suis sûre et je l'ai tellement mis dans ma tête, que, si j'avais eu de l'argent et si la bête n'avait pas été trop vieille en même temps que Clovis était trop jeune, j'aurais acheté le cheval pie du docteur; car on ne sait par qui ça va être monté. C'est humiliant pour cette bête ; et, d'ailleurs, ça connaît la clientèle, ça s'arrête tout seul aux portes des malades ; enfin, ce qui ne se peut pas ne se peut pas, il faut bien ne le pas vouloir. Mais ce qui peut se faire, se fera en le voulant, et le voulant tout à fait; et je le veux. Ainsi donc, oui ou non, voulez- vous ensei- gner le latin à Clovis, et vite et dru, pour qu'il puisse entrer au collège dans un an ? D'ici là, je lui aurai obtenu une bourse. — Et quand commençons-nous, dame Gosselin? — Tout de suite, comme je vous l'ai dit : je vais aller chercher Clovis et vous l'amener. Ainsi, pré- parez vos grimoires, parce que, pendant qu'il ap- prendra assez de latin pour entrer au collège, j'aurai, moi, d'autre besogne à faire. La veuve Gosselin rentra chez elle et trouva Clo- vis absent. Il avait passé par le tunnel pratiqué sous la haie, et, avec l'aide de la petite Isolme, il faisait à l'enfant un jardin dont l'idée la comblait de joie. Il avait labouré à la bêche un carré de terre dans la cour de la veuve Séminel, et là, il mettait en terre toutes sortes de plantes qu'il était allé, pour elle, arracher dans les bois. On était à la fin du mois d'octobre, saison qui permettait de transplan- ON DEMANDE UN" TYRAN 43 ter les arbustes sans les exposer. Il avait apporté des fusains chargés de leurs graines oranges dans une enveloppe rose, des chèvrefeuilles (celui des bois est de tous le plus parfumé), dont les graines ressem- blent à des groseilles. Il avait aussi déterré du muguet et des oignons de jacinthe et de narcisse des bois. — Tu verras, disait- il, comme ça sera joli au printemps. Il y a des plantes encore que je connais, mais que je n'ai pas pu trouver, l'anémone des bois, blanche et violette, et la primevère jaune. Mais j'irai t'en chercher au mois de mars, quand elles commenceront à percer la terre sous les feuilles sèches: A ce moment, la voix de la veuve Gosselin, qui avait en vain cherché Clovis dans la maison, se fit entendre avec un son formidable. — Où es-tu, Clovis? criait la voix. — Dans la cour de madame Séminel, avec Isoline. — Viens. — Je ne peux pas, nous faisons un jardin. — Viens tout de suite. La seconde injonction était faite à peu près dans les mômes mots, mais l'accent indiquait un ordre sans réplique. Aussi Clovis laissa là sa bêche, ses plantes, et rejoignit sa mère, qui le conduisit à l'école, et exigea que M. Hérambert lui donnât à l'instant même, devant elle, sa première leçon de latin. 44 ON DEMANDE ON TYRAN — Mon garçon, dit-elle quand ce fut fini, ça ne m'a pas l'air très-amusant d'apprendre le latin, mais ne fais pas attention à cela. Apprends-le tout de même. Je ne suis pas assez injuste pour exiger que ça t'amuse. Ne t'y amuse donc pas, mais ap- prends-le. Il dépend de toi et de ton travail que nous soyons un jour heureux et riches. Tu seras médecin, je l'ai décidé. Peut-être bien resterons- nous à Paris. Pour le moins tu reviendras ici pren- dre la place du docteur Lemonnier, et, comme lui, tu feras tes visites à cheval. ^ — J'aurai un cheval? — Un cheval, et même un cheval pie, si c'est possible. Cela te convient-il? Clovis, comme la plupart des jeunes garçons, se sentait une grande vocation pour tout état qui s'exerçait à cheval. Aussi répondit-il à sa mère que cela lui convenait parfaitement. — Et maître Hérambert qui me disait qu'il n'a- vait peut-être pas une vocation bien marquée! Maître Généreux Hérambert n'était pas un de ces instituteurs qui épargnent les leçons à leurs élèves et en donnent trop aux gouvernements, et font de leur classe un sous-comité des affaires publiques. Précisément parce qu'il était très-supérieur aux maîtres d'école ordinaires, il savait être maître d'école et rien de plus. On avait appris, je ne sais comment, et répété dans le pays, que c'était un très-savant homme et qu'il était même reçu avocat. ON DEMANDE UN TYRAN 45 Il est vrai que quelquefois il s'était laissé aller à donner des conseils à quelque pauvre opprimé et l'avait aidé à obtenir justice; mais, à part cela, il n'avait qu'un goût, et ce goût était une passion : il aimait les fleurs et cultivait avec une intelligente tendresse un petit coin de terre que la commune lui avait attribué. Du reste, il était doux pour les enfants, leur faisait faire des progrès suffisants, et instruisait gratis tous ceux dont les parents étaient trop pauvres pour payer les mois d'école. Il prit Clovis en amitié. — Pauvre enfant! se disait-il, né dans un sillon, il n'avait qu'à le suivre; la vie eût pour lui été douce sans efforts, honnête sans combats. Dans quels hasards va-t-on le jeter! Il'lui donnait des leçons dans son jardin, et lui disait : — Tu vas quitter la nature, le livre de Dieu, pour le livre des hommes; ne l'oublie cependant pas. Et tout en parlant de latin, il .parlait du ciel et de la terre, et des arbres, et des fleurs, cette fête de la vue, comme disaient les Grecs. La première déclinaison de la grammaire latine de Lhornond, celle que l'on apprenait alors au collège (je ne sais s'il en est toujours ainsi), donne pour type rosa, la rose. Comme Clovis venait de dire le nominatif ro^a, la rose. . . à propos des roses, Hé- rambert apprit à Clovis comment elles végètent et fleurissent, comment elles fructifient et se repro- 3. 46 ON DEMANDE UN TYRAN cluisent, comment on greffe et quels sont les résul- tats de la greffe, de là à lui dire la marche de la sève, il n'y avait qu'un pas : on en fit deux, on ar- riva à la contemplation du système, puis il se passa huit jours entre le nominatif et le génitif de la pre- mière déclinaison de la grammaire de Lhomond : mais, dans ces huit jours, que de charmantes dé- couvertes, de science réelle, d'enchantements ravis- sants, de sentiments élevés ! IX Parlerai-je des « élections sénatoriales»? J'ai dit ce que j'avais à en dire: c'est une concession aux appétits surexcités de trop nombreux convives ; — c'est « une rallonge à la table »; — et un journal, acceptant mon appréciation, se plaignait encore, il y a quelques jours que o la nappe » ne fût pas assez longue, du moins au bout où il s'est placé. Parlerai-je de cette plaisanterie des « réunions privées », où on « invite » trois mille personnes qu'on ne connaît pas, et qui ne se connaissent pas entre elles, et qui avouent hautement qu'elles ne s'assemblent pas pour jouer à « pigeon vole », ni ON DEMANDE UN TYRAN 47 à « M. le curé n'aime pas les os », mais pour ren- verser le gouvernement actuel, et lui substituer la forme de gouvernement dans laquelle ils ont le plus de chance d'avoir part aux places et à l'argent? Et à propos des « réunions privées », parlerai-je du discours d'un jeune et ardent bonapartiste, dis- cours qui a joué le rôle d'événement pendant deux jours? Les uns prétendent qu'il s'est « emballé », comme on dit en termes de manège ; que dans cette invitation de venir parler à Belleville au mi- lieu de gens qu'il attaque parfois vigoureusement, invitation crânement acceptée, il était surexcité par la situation, surexcité aussi par les bruyants ap- plaudissements des bonapartistes qui s'étaient don- né rendez-vous à la « réunion privée », d'autres soutiennent, au contraire, que c'est un jeune homme très-spirituel et très-gai qui a voulu s'amuser aux « dépens des radicaux » en faisant la charge de leurs orateurs. En effet, il semblait qu'il voulait dire : Peuple, tes prétendus chefs se moquent audacieusement et impudemment de toi; ils te font des promesses qu'ils savent bien ne pouvoir tenir ; — ils te con- vient à des festins de plus en plus somptueux, avec des mets fabuleux et des vins qui n'existent pas; puis on te fait chaque fois payer la carte, au prix de ton sang, de ta liberté, de toutes les misères, pour te lancer sur la proie qu'ils convoitent et dont ils ne 48 ON DEMENDE UN TYRAN te donneront même pas ta part; — ils t'ont dit que tu étais esclave, et que tu devais briser tes fers ; il y avait bien alors quelque chose de vrai, — la royauté était devenue le despotisme; tu as« brisé tes fers »; on t'a dit ensuite : « le peuple meurt de faim. » Des hommes s' intitulant tes marmitons dévoués, t'ont promis des côtelettes de porc frais et du « petit bleu », à discrétion; — tu t'es battu pour le porc frais et le « petit bleu », — plusieurs ont été .tués, plusieurs mis en prison, — eux ont mangé des dindes truffées et bu du vin de Champagne; — d'autres marmitons se sont présentés, qui t'ont dit : « Pourquoi, peuple, ne manges-tu pas des dindes truffées et ne bois-tu pas du vin de Champagne? Tu es roi. » Alors ce roi à dix millions de têtes s'est encore battu pour les dindes truffées et pour le vin de Champagne ; — beaucoup, pendant un triomphe de quelques jours, se sont montrés des rois fainéants: les ateliers nationaux — et ont pris pour modèle les tyrans les plus sanguinaires: le massacre des otages; — puis les nouveaux marmitons, par la porte enfoncée, étant entrés dans la salle où leurs prédécesseurs étaient à table, s'y sont assis, — tout le monde se serrant, — et on t'a dit, ô peuple, que c'était fini, que tout allait bien, et que tu eusses à te tenir tranquille; on a fusillé, déporté, emprisonné beaucoup des soldats dont les chefs ne s'étaient pas battus mais avaient pris place a la table. ON DEMANDE UN TYRAN 49 Aujourd'hui, ou te promet des côtelettes de sphynx à la purée de chimère: et tu te prépares encore à te battre pour la conquête de ripailles que feront tes nouveaux marmitons. Peuple, on se moque de toi, — ça n'est pas dif- ficile de te faire des promesses : je vais t'en faire de plus belles que celles que t'ont jamais faites tes chefs. On t'avait promis « le droit au travail » ; je te promets, moi, « le droit à la richesse » ; — on t'avait dit que tu étais roi ; je te dis, moi, que tu es demi-Dieu, — Dieu, — Dieu et demi; tu peux, au gré de ton caprice, faire et défaire les lois : ta fantaisie est la loi, et nous adorerons ton caprice et ta fantaisie; on t'avait dit : « enrichissez-vous », — je te dis, moi, un nouvel empire t'enrichira. « Enrichissez-vous » ça demanderait du travail, de la lutte; il est vrai que beaucoup traduisaient ce conseil de l'austère Guizot par : volez-vous les uns les autres; mais c'était encore une peine, tan- dis qu'il n'y aura rien à faire... qu'à se laisser faire; l'empire vous fera tous riches ; si vous vous servez de cet argent que vous aurez à profusion pour vous corrompre vous avez le droit à la cor- ruption : nous applaudirons, nous obéirons à votre corruption. Et, ajoutent ceux qui croient à la « charge », l'auditoire ne sentit pas l'ironie et le sarcasme, prit au sérieux les promesses facétieuses de l'ora- 50 ON DEMANDE UN TYRAN leur, et lui donna de tels applaudissements, qu'il n'eut pas la force de désabuser les enthousiastes. Si c'est là la vérité, on pourrait faire remarquer au jeune et brillant orateur, que la « charge » qui égaya tant les ateliers en 1870, est devenue aujour- d'hui bien difficile à faire ; en effet, la vie réelle est devenue invraisemblable, on ose à peine et avec des adoucissements la transporter au théâtre et dans les livres, on ne peut rien imaginer de si excessif, de si fort, de si absurde, de si cocasse, qui n'ait été dit sérieusement, qui n'ait été cru, et qui n'ait eu ses victimes et ses martyrs. Pour ne parler que de l'Empire, l'orateur était heureusement pour lui sur les bancs du lycée en 1849 et en 1852, et il n'a pas vu ce qui s'est passé lors des fameux plébiscites; on a dit alors et en- tre autres choses en Normandie, que les harengs qu[ avaient disparu depuis la chute du premier empire s'empresseraient de revenir sur nos côtes, si on nommait le neveu de l'empereur, Et on l'a cru. On a dit que le « prince président » payerait tous les impôts de la France sur~sa fortune privée, Et on l'a cru. Quoique alors, pour beaucoup, il fût notoire qu'il s'en fallait de deux millions pour que le prince Louis Bonaparte, qui ne possédait que des dettes, put être appelé un homme sans le sou. ON DEMANDE UN TYRAN 51 Je parlerai maintenant d'un sujet très-curieux, très-urgent : de l'éducation et de l'instruction, Paulo majora canamus. J'aurais mauvaise grâce à ne pas m'empresser d'appuyer de mon mieux le projet de M. Alphonse Pallu : sauf deux points qui, du reste, sont très- importants, presque toutes les réformes qu'il veut faire se trouveraient demandé ou indiquées dans les Guêpes depuis bien longtemps. L'instruction et la non-éducation des dernières générations qui se sont succédé en France ont incontestablement et cruellement contribué aux malheurs de notre pays, et nous en préparent d'au- tres si l'on n'y met ordre. Mais qui et comment? Ce que l'on appelle « la question politique » do- mine tout, et la « question politique » c'est de garder, de prendre ou de reprendre les places ou l'argent ; tout le reste est négligé ou plutôt laissé de côté. Supposez un ministre de l'instruction publique aussi intelligent, aussi résolu, aussi... tout ce que vous voudrez : que fera-t-il dans une forme de gouvernement qui n'assure jamais vingt-quatre 52 ON DEMANDE UN TYRAN heures de pouvoir, où il ne faut qu'un vote de l'assemblée des représentants pour remplacer un ministère par un autre, professant des opinions et des idées radicalement contraires à celles de son prédécesseur? Naturellement le nouveau venu, pour faire ou pour avoir l'air de faire quelque chose, commencera par renverser et raser tout ce que celui qu'il remplace avait élevé ou commencé à élever; — ça fait plus de bruit que de bâtir et c'est à la fois plus facile et plus prompt. Quel ministère, quel gouvernement peut compter sur une existence de six mois, avec cette invention immorale et honteuse des coalitions qui réunissent par moments, sous le même drapeau, les ennemis les plus acharnés, les prétendus principes les plus contraires, les guillotineurs et les guillotinés de 1793, les fusilleurs et les fusillés de 1871, les prescrip- teurs et les proscrits de 18o2, contre un ennemi commun bien plus haïssable que les prescripteurs, les fusilleurs et les guillotineurs, parce que son crime est d'occuper les places et d'émarger sur la liste des traitements? J'appuie ici sur ce que j'ai dit : avec ces chan- gements perpétuels de ministres, un gouvernement peut rester en place plus ou moins longtemps, il peut « régner », ainsi que je le disais sous Louis- Philippe, « comme une corniche règne autour d'un ON DEMANDE UN TYRAN 53 plafond », mais s'il se ligure qu'il gouverne, et qu'il gouverne dans l'intérêt réel du pays, il est dans une grosse et lourde erreur. Les longs ministères seuls ont pu faire de grandes choses; un roi, un prési- dent, un khan, un czar, un'hospodar, quel que soit le nom que vous donniez au chef de l'État, devrait, en commençant son règne, proclamer ses principes, ses idées, le but qu'il veut atteindre, la route qu'il veut suivre, et nommer pour toute la durée de son règne, des ministres qui ne seraient changés que pour des crimes ou des sottises de la plus incon- testable gravité. Le pouvoir, constitué comme il l'est, étant impuis- sant à faire par lui-même des réformes et des progrès, on doit louer, encourager, soutenir les particuliers qui bravent les dangers et les haines que l'on sus- cite en ayant raison contre ou avant tout le monde. L'instruction , presque exclusivement littéraire, latine et grecque, qu'on donnait dans les lycées et collèges, avait sa raison d'être lorsqu'elle ne s'adres- sait qu'à deux classes d'individus : la première se com- posait des jeunes gens appartenant à des familles aristocratiques, riches ou en dignités, qui avaient leurs places toutes faites et toutes marquées d'avance dans la société ; il s'agissait pour eux de cultiver leur esprit, d'acquérir certaines « bonnes manières » convenues, et surtout d'employer, d'occuper, dedéro- h\ ON DEMANDE UN TYRAN bcr, d'escamoter, quelques années à la première et exubérante sève du commencement de la jeunesse. La seconde classe se composait des jeunes gens qui se destinaient aux sciences, à l'église, à la magis- trature, au palais, à la littérature, à la médecine, etc. Cette classe était alors assez restreinte et ne fabri- quait des prêtres, des magistrats, des avocats, des médecins, des savants, des littérateurs, que, à peu près, clans les proportions nécessaires à la consom- mation du pays. Mais lorsque la bourgeoisie, d'abord, eut renversé « les abus » et les privilèges, moins pour les détruire que pour les conquérir, — lorsque les « nouvelles couches sociales » commencèrent à faire contre la bourgeoisie ce que celle-ci avait fait contre l'aris- tocratie,— les vainqueurs s'affublèrent des dépouilles des vaincus, un peu au hasard et à la manière des sauvages qui se sont emparés d'un navire , se coiffent avec une culotte, passent leurs jambes dans les manches d'un habit, et attachent sur leur poitrine une casserole ou une fourchette en manière de décoration. Les conquérants ont dit et surtout fait ce que disaient les drôlesses qui s'étaient emparées des Tui- leries en 1848 : « C'est nous qu'est les princesses à présent » ; ils ont, sinon pratiqué, du moins pro- fessé les principes, les idées, les croyances mêmes qu'ils avaient trouvées sur le navire naufragé ; ON DEMANDE UN TYRAN 55 non-seulement ils ont voulu avoir « les mômes loges à l'Opéra » mais aussi « les mêmes chaises à l'église », donner la même instruction à leurs enfants, et leur préparer les mêmes destinées. Mais à ce festin de dignités, de fonctions, de places, d'honneurs, d'argent, — à cette table dressée et servie pour un certain nombre de convives, — il ne s'est pas trouvé de place et surtout pas de pâture pour l'armée qui enfonçait les portes de la salle à manger; on s'est bousculé, on se bouscule, on se bousculera : on s'est arraché, on s'arrache et on s'arrachera les chaises, les assiettes, — les plats, surtout ; — on s'est cassé, on se casse, on se cassera les carafes et les bouteilles — les bouteilles surtout — sur la tête : on prend la viande et la sauce à pleines mains, et on s'essuye aux habits et aux cheveux de ses voisins. — C'est une horrible ripaille, une terrible ripopée, — mais c'est comme cela, et ni Mathieu de la Drôme, ni son gendre et successeur Neyret, n'oseraient prédire quand ce sera autrement. D'ailleurs, quelques exemples vinrent encourager cette folie ; si beaucoup étaient repoussés de la salle du banquet, jetés par les fenêtres ou les escaliers, ou foulés aux pieds et écrasés sous la table, quel- ques-uns, par la force de leurs poings, ou par hasard, réussissaient à s'asseoir en bonne place, et à s'emparer d'un rosbif saignant, d'un gigot à l'ail ou d'une bonne volaille de Bresse, et en leur voyant déchirer 56 ON DEMANDE UN TYRAN l'épave à belles dent-, les spectateurs sentaient s'ac- croître et leur appétit et leurs espérances. C'est possible; voyez un tel. C'était mon voisin, mon camarade d'école ; son père était épicier ou commissionnaire au coin de ma rue, — sa mère était blanchisseuse ou... n'importe quoi. Il avait à l'école une mauvaise petite veste bleue — je le vois encore — je lui ai donné des claques parce qu'il trichait et me chippait mes billes, et le voilà ministre, député, préfet, chef de division, etc. Pourquoi lui plutôt que moi? Personne n'essaye de décrocher les étoiles, mais s'il en descendait quelques-unes s'attacher comme des fleurs de feu aux arbres des boulevards de Paris, toutes les femmes en voudraient mettre en pende- loques à leurs oreilles. Du temps de la loterie, — cette insigne filouterie du grand roi à l'égard de son peuple, — quand après avoir e nourri un terne » pendant cinq ou six ans à force de privation ou de menus vols à ses maîtres, une cuisinière venait à gagner un lot quelque petit qu'il fût, et déjà dix fois payé par les « mises », la direction de la loterie envoyait « sa musique », grosse caisse, trompettes, chapeau chinois, etc., donner une aubade bruyante à l'heureuse gagnante, et sur les vitres du bureau où la « mise » avait été Ors DEMANDE UN TYRAN 57 faite, on affichait le billet gagnant avec des rosettes de rubans de toutes les couleurs. De même; il ne faut pas s'attendrir lorsqu'on lit dans les journaux qu'un inconnu a gagné une grosse somme à Monaco, ou même que« la banque a sauté », il ne serait pas impossible que la direc- tion des jeux eût encouragé la publicité de l'événe- ment, et, quelquefois, inventé l'événement lui- même. Alors les parents s'inquiétèrent moins de voir encombrées les professions libérales auxquelles ils destinaient leur fils au hasard; — il sera avocat;— s'il n'a pas de talent, s'il est paresseux et ignorant, si personne ne lui confie ses intérêts, ma foi, tant pis ! il se fera homme politique, et visera à la prési- dence de la république, ou du moins à un ministère, peu importe lequel; ceux qui savent une chose pour l'avoir apprise, souvent ayant appliqué toutes leurs facultés à cette étude, ne sont pas aptes à autre chose, — mais lui, il acceptera la guerre, aussi bien que la marine, l'intérieur ou les finances. De là, tous les ans s?abatsurla France une nuée de corbeaux affamés, une armée d'hommes qui ont revêtu l'habit noir et le chapeau tuyau de poêle; — ce sont des « messieurs », tl faut qu'ils vivent en « messieurs », et, comme je l'ai déjà dit : « Si quelques-uns trouvent la fortune et le pou- 58 ON DEMANDE ON TYRAN voir à moitié chemin des galères, — il en est d'autres, en plus grand nombre, qui trouvent les galères à moitié chemin du pouvoir et de la fortune. » A peine sorti du collège, je constatais publique- ment que sur soixante élèves qui composaient une classe ou une division, et qui devaient, pendant huit ou dix ans, consacrer tous leurs efforts à apprendre « les deux langues qui, seules, ne se parlent pas», six ou huit, les études finies, savaient en réalité le latin et le grec autant qu'on peut savoir deux langues mortes, — dix ou douze derrière eux les suivant « non passibus œquis », en savaient juste assez pour franchir le saut du baccalauréat, et n'auraient pu subir le même examen trois mois après, — le reste ne savait absolument rien, — et, étant professeur, je soutenais qu'un élève qui, en rhétorique, était, lors des concours, le dernier de la classe, ne serait pas le premier en septième. Néanmoins tous ces gens ayant « fait leurs études », se croyaient des droits à faire partie d'une certaine aristocratie qui ne consiste pas seulement dans un certain rang dans la société, dans certaine consi- dération, mais dans certaines jouissances qui néces- sitent un certain revenu ;— leur pain quotidien ne se peut manger à moins de douze, de vingt, de cent mille francs, d'un million par an ; — le pain quotidien de ce prix-là ne se demande plus à Dieu, — c'est du diable qu'il faut l'obtenir. • 0\\ DE31A>"DE U.\ TYRAN 59 On a apporté quelques réformes et quelques amé- liorations sous le rapport de l'instruction, on a ajouté l'étude des langues vivantes, mais on n'a pas diminué le latin et le grec, et encore cette année, le « prix d'honneur », au concours général, et dans les lycées était le prix de discours latin, — et Dieu sait ce que peut être un discours latin ; — quant à l'éducation, on n'a pas le temps; — profitez, si vous voulez des bons préceptes que vous trouverez dans vos « auteurs », mais personne n'est chargé de vous faire discerner le vrai du faux, le juste de l'injuste, — beaucoup même des exemples offerts à l'admiration des élèves seraient dangereux à suivre, et j'ai constaté dans le temps que les vertus romaines racontées dans les cent premières pages de Tite-Live exposeraient celui qui les mettrait en pratique aujour- d'hui à douze ou quinze fois la peine de mort et à huit cent cinquante ans de travaux forcés. On tâche d'orner l'esprit, mais du corps, de l'âme, du cœur, de la connaissance de la vie, il n'en est pas question. Il ne s'agit pas de faire des hommes, mais des forts en thème. Il est un usage absurde contre lequel je me suis élevé bien des fois, et il y a longtemps, c'est celui des pensums, comme punition ; le «pensum vorace», comme l'appelle Hugo, dans un de ses chefs-d'œuvre. 60 ON DEMANDE UN TYRAN A l'âge où les enfants sont au collège, ils ont autant besoin d'exercice que de nourriture ; — ils doivent exercer leurs bras, leurs jambes, leurs pou- mons au grand air. — Eh bien, déjà les classes et les études les condamnent à vivre immobiles et ren- fermés beaucoup plus longtemps qu'il ne le faudrait pour faire d'eux des hommes bien portants et vigou- reux; — que dire de cet usage bête de leur faire, pour punir leurs fautes, employer des récréations à copier des vers latins ou français, — c'est aussi sage que si on les privait de nourriture ou de som- meil. J'ai proposé, sans succès, de substituer au « pensum » un exercice monotone, ennuyeux, si vous voulez, mais un exercice, — tirer de l'eau à un puits, brouetter des pierres ou de la terre, etc. — La récréation n'est pas une récompense, c'est une nécessité ; ce devrait être une des branches de l'éducation, que d'apprendre à être robuste, agile, adroit. — Les anciens disaient : Mens sana in cor- pore sano; — un esprit sain dans un corps vigoureux. — J'ai entendu nier ce principe en citant des exemples d'hommes faibles, rachitiques, malingres, maladifs, qui avaient manifesté de grands talents et beaucoup d'esprit; — mais par mens sana il ne faut pas entendre ce qu'on appelle vulgairement « l'esprit » ; — l'art ou le don de parler d'une façon agréable, piquante surtout, malicieuse, blessante, c'est en effet l'espèce d'esprit qu'on peut appeler « l'esprit des bossus », l'esprit irrité, froissé, haineux, toujours ON DEMANDE UN TYRAN 61 à l'état de guerre et de représailles souvent préven- tives; — l'esprit doit être : « La raison ornée et armée. » Et le bon esprit, l'esprit sain, doit être un com- posé de bon sens, de lucidité, de justice, de liberté et de courage ; — donc il ne peut guère appartenir à un pauvre être chétif, malingre, opprimé ou crai- gnant de l'être. Dans le mens sema il entre du tempérament, du caractère; mais le caractère ! c'est-à-dire la puissance de voir le vrai et le faux, le juste et l'injuste, de connaître ses devoirs et ses droits, et la force de marcher résolument dans le chemin qu'on a choisi et vers le but qu'on s'est fixé en respectant les uns, en faisant respecter les autres, — à ciel découvert, — la poitrine nue, le front haut, sans ruse, sans déguisement, sans compromis, sans connivences, sans conventions, ça... ça n'existe plus; ça a disparu comme les ichthyosaurus et les dynothériums ; un homme, lorsqu'il s'en trouve par hasard un de cette espèce devenue fossile, semble un être singulier d'abord, gênant ensuite, et surtout nullement pra- tique; il n'est « possible » dans aucune « combi- naison » d'affaire ni de politique, et, dans les rela- tions privées, son rôle est un rôle plutôt comique comme celui du Misanthrope, de Molière. La Société d'abord, les hommes s'intitulant «hom- mes politiques » ensuite, ont été effrayés de voir, 4 &2 ON DEMANDE UN TYRAN tous les ans, un nouvel essaim, une nouvelle nuée, une nouvelle année s'abattre, se ruer sur un nombre de places relativement minimes, et venir se jeter dans la mêlée où déjà beaucoup trop se bousculent, — et s'arrachent les débris et les lambeaux de tout; — et cet essaim, cette nuée, cette armée grossir tous les ans, c'est-à dire marcher visiblement à ce résultat, que les membres d'une nation de trente millions d'hommesvoudraient tous être avocats, médecins, litté- rateurs ; ceux qui ne trouveraient ni cause à plaider, ni malades à soigner, ni papier blanc à noircir fruc- tueusement, se réservant les ministères, les préfec- tures, les ambassades, toutes les places, tous les trai- tements surtout, et s'intitulant eux-mêmes la « classe dirigeante » , c'est-à-dire « émargeante » et « bien vivante ». La société menacée de se composer entièrement de consommateurs, de convives affamés ; les produc- teurs, les cultivateurs, les cuisiniers, étant supprimés ou mieux devenus eux-mêmes consommateurs et convives, avec cette perspective inévitable d'en venir à se manger les uns les autres, et à se manger crus. On a donc songé à rendre plus difficile l'abord de cette classe « libérale », de cette table, afin de dimi- nuer le nombre des convives et de le proportionner un peu plus au nombre des places possibles autour de la table et à la quantité des victuailles ; on a créé, élevé des obstacles, des « banquettes irlandaises » ON DEMANDE UN TYRAN 63 comme dans le steeple-chase — espérant qu'un certain nombre des concurrents tomberaient et se casseraient les jambes ou se rompraient le col, — ce qui désencombrerait la voie, la « piste », et ne laisserait arriver au « poteau » qu'un petit nombre de rivaux ; mais il fallait faire mieux que sur « le turf », — on a fait plus mal; — il fallait mettre l'obstacle à l'entrée de l'hippodrome ; on l'a placé à la fin du parcours, c'est-à-dire qu'on laisse s'en- gager sur la piste tous ceux qui veulent se présenter, sans consulter, sans connaître leurs forces ; c'est quand leur famille s'est épuisée à les conduire jusqu'aux examens, à la « banquette irlandaise », qu'on leur dit : « sautez maintenant: » Si « l'obstacle » était au commencement, c'est-à-dire si l'instruction primaire étant obligatoire, on ne pouvait passer aux degrés supérieurs que progressivement et à mesure que des facultés natives ou cultivées et visiblement supé- rieures, en donneraient une sorte de droit, ceux qui ne voudraient pas ou ne pourraient pas tenter le saut de l'obstacle, y renonceraient, prendraient d'autres chemins ; il n'est pas nécessaire, il est plu- tôt bête que tous les chevaux soient d'inutiles chevaux de course ; il faut des chevaux de cavalerie, des chevaux de selle, des chevaux de carrosse, des chevaux de labour, des chevaux de trait pour tous les usages. Il est toutes sortes de carrières honora- bles qu'on pourrait aborder et parcourir avec utilité pour soi et pour les autres, avec divers degrés d'ins- 64 ON DEMANDE UN TYRAN truction, l'instruction primaire étant le minimum obligatoire; mais quand « entraîné » pour la course, c'est-à-dire amaigri, efflanqué, capable de courir quatre ou six minutes et non pas dix, si on tombe à l'obstacle placé près du poteau d'arrivée, on reste par terre, on ne gagnera pas la course, mais on ne pourra servir ni pour la cavalerie, ni pour la voi- ture, ni pour la messagerie; le plus heureux serait de s'être cassé une jambe, et d'être délivré par l'équarrisseur d'une vie vouée nécessairement aux mécomptes, aux déceptions, aux misères, aux humi- liations ou à l'improbité, à la bassesse, souvent au crime. Le cheval tombé à « l'obstacle » n'étant plus propre à rien qu'à être une bête rétive, hargneuse, mordant, ruant et dangereusement inutile. Alors on a failli avoir une idée juste et bonne, on a imaginé la « bifurcation », c'est-à-dire des car- refours, où ceux qui, ayant éprouvé et leurs jarrets et leur haleine, peuvent quitter la « piste » où ils laisseront courir les autres, et choisir ces chemins divers moins « montants », moins « sablonneux », moins « malaisés » , où ils pourront suivre une car- rière heureuse pour eux-mêmes et utile aux autres. Mais la « bifurcation » avait le tort de mettre le latin au commencement au lieu de le mettre à la fin, c'est-à-dire que c'est à des chevaux déjà « en- traînés » pour la course, déjà amaigris et efflanqués, que l'on proposait le collier et les traits; ça n'a pas eu de succès. ON DEMANDE UN TYRAN - 05 Mais ce qui a été — J3 no dirai pas négligé, mais tout à fait laissé de côté — c'est « l'éduca- tion » ; « l'éducation » qui, selon l'excellente défi- nition de M. Pallu, « a surtout pour objet le déve- loppement des forces physiques et morales, la for- mation des caractères, le savoir-vivre (il ne s'agit pas ici seulement de la politesse des manières) et le savoir-faire (il ne s'agit pas de retourner le roi à l'écarté). » « L'instruction a pour but principal la culture de l'esprit. » Instruit — instructus, veut dire : — armé. L'homme instruit, c'est-à-dire auquel on a donné l'armure de François Ier, jouera dedans comme une amande sèche dans sa coque et sera froissé, meur- tri, et enfin sera écrasé sous le poids de la cuirasse; son bras inerte laissera tomber la lourde épée, si l'éducation ne lui a pas fait d'abord un corps déve- loppé et solide, capable de remplir et de porter la cuirasse, un bras capable de manier la lourde épée, et aussi un cœur qui donne le courage et la résolution. Jusqu'ici, j'ai parlé pour mon compte, c'est-à-dire signalant divers points sur lesquels j'ai, à diverses époques, publié mes idées avant l'apparition de la brochure de M. Pallu; nous voici arrivé à ce qui est véritablement son « apport » dans la question vitale dont nous avons à nous occuper. 4. 66 ON DEMANDE UN TYRAN Un professeur fait deux fois par jour sa classe de deux heures : elle est entièrement occupée par la récitation des leçons, la dictée et la correction des devoirs; d'éducation, de culture des forces mo- rales, il n'en est pas question, si ce n'est que rien n'empêche de faire un choix dans le mélange confus de vertus et de crimes, de vérités et de mensonges que la lecture des anciens fait passer sous nos yeux. Certains professeurs — pas tous, il s'en faut — essayent de guider l'esprit dans ce choix, mais ils ne voient les élèves qu'à certaines heures occupées qui ne permettent ni de discerner ni de juger ni les tempéraments ni les caractères. « D'ailleurs, l'instruction qui est leur but est un domaine assez vaste; ils s'y retranchent volontiers. «Avant et après les leçons, les élèves sont livrés aux « maîtres d'é- tudes ». Empruntons à M. Pallu, qui l'a emprunté à un très-remarquable travail d'un « fonctionnaire émérite » qu'il ne nomme pas, un portrait très- frappant du maître d'études : « Le maître d'études. » Voilà l'homme de tous les jours et de tous les instants. » Il suit les élèves partout : au dortoir, à la ré- création, à la salle d'études ; il veille sur leur som- meil, sur leur décence ; il préside à leurs repas, à leurs jeux; il est le témoin de leurs altercations, de leurs amitiés ou de leurs antipathies; il est appelé ON DEMANDE UN TYRAN 67 vingt Fois par jour à les avertir, à les réprimander, à punir leur légèreté ou leurs vices naissants; il connaît à fond leurs caractères, leurs mœurs, les détails les plus intimes de leur vie, les sentiments qu'ils ont dans le cœur pour leurs camarades et pour leurs maîtres. » Le maître d'études » Est donc celui de tous les maîtres qui retrace le mieux l'image du père de famille, puisqu'il ne se sépare point de l'enfant, et qu'il le suit et le surveille dans tous les moments. » C'est lui qui, mieux que tous les autres, peut agir sur l'âme, sur le cœur des élèves, et former leur caractère. » Or, qu'exige-t-on de ceux qui aspirent à cette position importante? » Assurément, » On doit leur demander, plus encore qu'aux professeurs mêmes, une haute culture de l'esprit, afin qu'ils aient des idées d'autant plus justes et un tact d'autant plus délicat; » On doit les choisir parmi les hommes les plus distingués de sentiments et de mœurs, vouloir avant tout qu'ils soient pénétrés de la grandeur de la mission à laquelle ils se vouent, et qu'ils se soient préparés à la remplir par une direction d'idées et par des études toutes spéciales. » On doit enfin, pour attirer et retenir dans les établissements une classe de maîtres capables de 68 ON DEMANDE UX TYRAN satisfaire à des devoirs aussi difficiles qu'importants, se montrer généreux à leur égard, ne pas mar- chander leurs services, et les placer, par un traite- ment affecté à leur emploi, sur la ligne des fonc- tionnaires les plus considérés, les plus utiles; enfin les rehausser aux yeux de tous, et à leurs propres yeux, par des marques de considération et par les perspectives favorables qu'on ouvre devant eux pour leur avenir. » Malheureusement, tout cela n'est que le contre- pied de la réalité et la satire la plus amère de ce qui se passe. » Les maîtres d'études peuvent se partager en deux classes : » L'une se compose d'hommes d'une éducation commune, sans avenir, forcés par les nécessités de la vie de prendre, faute de mieux, cet emploi qui leur assure, au prix des plus pénibles soins, un abri, des vêtements et du pain. Ils sont entrés dans une maison d'éducation comme il seraient entrés dans l'octroi ou dans la police des marchés, parce qu'il faut qu'ils vivent. s L'autre classe est formée de jeunes gens ins- truits, mais sans fortune, quelquefois doués d'une énergie très-louable, qui, ne pouvant suffire, sans gagner quelque argent, aux dépenses qu'exigent des études préparatoires, ont pris un jour une grande résolution; il se sont condamnés à traverser pen- dant trois ou quatre ans la vie la plus semée de ON DEMANDE UN TYRAN 69 dégoûts, afin d'être en mesure plus tard d'aborder une des carrières libérales, peut-être même de s'ou- vrir, par les concours et l'agrégation, celle de l'en- seignement. )> De quels secours peuvent être pour l'éducation morale, des hommes attirés dans les établissements par de tels mobiles? » Ceux qui arrivent pourvus d'un certain savoir, et avec la résolution de traverser le plus rapidement possible leurs pénibles fonctions, pour parvenir à un but plus en harmonie avec leurs goûts et leur capacité, ceux-là d'ordinaire détestent leur position; ils en sentent toutes les amertumes et s'y résignent tristement; comme on se résigne au malheur. — Aigris par la nécessité qu'ils subissent, ils ne sau- raient se pénétrer de cet esprit doux et affectueux que les soins de l'éducation réclament ; ils sont, le plus souvent, dans leurs rapports avec leurs élèves, d'une humeur sèche, d'une sévérité chagrine. » Ceux qui; sans distinction aucune dans les ha- bitudes et dans l'esprit, ont choisi cet état pour y user leur vie, comme ils l'auraient usée dans des emplois tout matériels, s Ceux-là se font un caractère et adoptent un rôle; — tantôt ils en viennent à une insouciance routinière qui, s'accommodant de tout, leur épargne de sentir trop vivement tant d'ennuis et de déboires qu'ils ont à supporter : — ou bien ils contractent l'habitude d'un ton grondeur et des manières brus- 70 ON DEMANDE UN TYRAN ques par lesquelles ils se plaisent à intimider les enfants, et qui semblent parfois des réminiscences de la caserne ou de la prison. » Il n'est pas ici question, remarquez-le bien, de confiance ni d'attachement; l'éducation y est rem- placée par la discipline, et l'action du maître sur l'élève est simplement réduite à un système de ré- compenses et de punitions. » Ajoutons : L'éducation se borne à deux points, — l'obéis- sance aveugle et le silence contre lesquels l'élève tend toutes ses forces et toute son intelligence. La première idée de M. Pallu, — celle qui lui ap- partient et qu'on ne saurait trop louer, — c'est de renverser l'usage établi si tristement dans toutes nos maisons dites d'éducation : c'est de supprimer le « pion », ce monstre malheureux, ce tyran op- primé; — c'est de donner au maître d'études, une importance, une situation, une rémunération, au moins égales à celles du professeur, et par ce moyen l'éducation servant de base à l'instructio.}, ou mieux de cultiver et développer à la fois les forces physi- ques et morales et celles de l'intelligence. Quant à l'instruction, au premier degré, l'ensei- gnement des sciences utiles et applicables, l'étude et la pratique de langues vivantes, puis sur cette base — et pour quelques-uns — le grec et le latin, puis les humanités et l'enseignement supérieur. ON DE 31 A S DE UN TYRAN 71 Pour la pratique, M. Pallu suit l'avis très-bien motivé du fonctionnaire émérite : « Le grand nombre, s'écrie-t-il, voilà l'un des in- convénients les plus graves de l'éducation publique actuelle. » C'est plus qu'un inconvénient et malheureusement c'est inévitable. On disait autrefois des capotes des soldats que le tailleur du régiment prenait mesure sur la gué- rite : ce n'est pas ou ce n'est pas tout à fait comme cela. On fait des capotes pour trois tailles de soldats, — mais quant à « l'éducation » de la jeunesse des écoles, des pensions et. des lycées, il faut revenir à la mesure prise sur la guérite; il faut nécessaire- ment une discipline unique pour cent, deux cents, cinq cents, mille, quinze cents élèves : les uns, d'un naturel timide facilement effarouché, affolé, découragé, auraient besoin d'être soutenus, menés doucement par la main ; les autres, caractères rudes, farouches, raides, impérieux, auraient besoin d'être assouplis, domptés par une règle sévère. Sans comp- ter tous les caractères intermédiaires entre ces deux extrêmes. Eh bien ! la discipline uniforme, « pres- que mécanique », appliquée nécessairement à tous dans les établissements nombreux, est trop tendue pour les uns et ne l'est pas assez pour les autres. La seule règle de cette discipline, c'est la prescrip- tion de (d'obéissance», règle soutenue par une pé- nalité. Sous ce régime, souvenez-vous du collège 72 ON DEMANDE UN TYRAN et de la pension, la plus grave des infractions, entraînant la punition la plus sévère, c'est de « rai- sonner »; qui ne voit encore la ligure rogue, indi- gnée,, étonnée, stupéfaite du « pion », disant : « vous raisonnez, je crois, — cinq cents vers de plus à copier pendant la récréation. » Cette discipline uniforme, — mesure prise sur la guérite, — cette obéissance aveugle exigée sinon obtenue, amène, pour les uns, la faiblesse, l'indé- cision, le ramollissement du caractère; pour les autres, l'esprit de ruse, de révolte, d'insurrection, contre toute règle et souvent toute équité, et cela presque toujours pour toute leur vie. M. A. Pallu adopte le système anglais, et voici selon MM. Demogeot et Montucci, en quoi consiste ce système : « L'école anglaise, dit ce rapport, est un hameau dont les divers bâtiments dispersés çà et là, se grou- pent dans un désordre capricieux et pittoresque, autour de l'édifice qui contient les classes. » Plus loin : « En Angleterre, l'éducation est d'or- dinaire excellente, tandis que l'instruction semble généralement incomplète. » Elle et-t paternelle sans être amollissante, sé- vère, mais non pas tracassière, religieuse sans bi- goterie, morale sans affectation. Elle semble avoir résolu le problème difficile d'unir la discipline a\ec la liberté. Elle atteint un double résultat que man- quent quelquefois des systèmes de surveillance plus ON DEMANDE UN TYRAN 73 continue; elle fait en sorte que les élèves ne haïs- sent point l'autorité et peuvent se passer d'elle. » La grande affaire de Y éducation, aux yeux de la majorilé des instituteurs anglais, c'est de former la volonté. Ils pensent avec raison que l'homme puissant est moins encore celui qui sait que celui qui veut. » Savoir vouloir, savoir agir, c'est aux yeux des Anglais le but suprême où l'éducation doit amener l'homme. » L'école est chez eux l'apprentissage de la vie plutôt que de la science. Et M. A. Pallu ajoute, à propos de ce rapport : » Le système de l'éducation anglaise supprime l'internat et tend à rendre, autant que possible, le travail attrayant; c'est un des grands avantages de cette éducation. Elle évite ainsi l'écueil du décou- ragement, qui s'empare souvent de l'enfant dans nos lycées et pèse sur toute son éducation. » La gymnastique et surtout les jeux athlétiques jouent un rôle très-important chez nos voisins; ils sont pour eux un moyen puissant de développer l'énergie, l'agilité et la force physique. Nous devron les imiter. Je voudrais y joindre encore l'enseigne- ment pratique de la culture de la terre par le jar- dinage, car l'agriculteur intelligent qui voit s'ac- complir chaque jour sous ses yeux les grands phé- nomènes de la nature, y prend l'habitude de l'ob- servation, élève son âme à Dieu et devient meilleur. 5 74 ON DEMANDE ON TYRAN » MM Demogeot et Montucci se plaignent bien un peu de la trop grande prépondérance accordée, en Angleterre, à l'éducation sur les études, mais de notre côté, en négligeant l'éducation, n'abusons- nous pas beaucoup trop de ces mêmes études, de leur aridité et de la discipline? » Donc les « pions » remplacés par des « tuteurs » scrupuleusement et intelligemment choisis, traités honorablement, chacun dans une maison séparée, ayant sous sa direction seulement une quinzaine d'élèves, assortis par pays, par origine, par reli- gion, par but des études. Parfois aussi l'élève passant d'une famille écolière dans une autre ren- contrera dans tel ou tel tuteur les soins spéciaux qu'exige son caractère particulier; le milieu, les exemples, « l'entraînement » qui peuvent corri- ger certains défauts, créer ou développer certaines qualités. La gymnastique, c'est-à-dire la culture des forces physiques, prenant sa place dans l'éducation comme la culture des forces morales ; — des carrefours où l'élève peut s'arrêter avec une instruction plus ou moins spéciale complète, et prendre sa route dans la vie. Le lycée, l'école, cessant d'être quelque chose comme un couvent, une prison. — comme l'enfer punissant une sorte de second péché originel, — la vie de famille avec toutes ses indulgences, tous ON DEMANDE UN TYRAN 75 ses plaisirs : — la vie à la campagne avec ses salu- taires effluves, ses salutaires enseignements. « L'éducation servant de base à l'instruction. » Faire l'homme avant de forger les armes : faire des hommes et non des forts en thème, et arriver à ce but qu'annonce M. A. Pallu : « L'homme si faible par sa force physique, si » puissant par sa force morale, doit posséder, pour » donner à cette force toute son expansion : le res- » pect de Dieu, de lui-même et des autres, le senti- » ment très-prononcé du devoir et de la responsabilité, » V horreur du mensonge et de la duplicité qui sont la » plaie de notre époque, le respect des lois de son pays, » le culte et le respect de la famille, le savoir-vivre; » il lui faut aussi la volonté, Vénergie, la ténacité, » V esprit d'observation, le savoir-faire. » C'est au Vésinet, dans une très-belle campagne, que M. A. Pallu veut fonder cet établissement. Il est du devoir de tous les gens sensés et amis de leur pays de venir en aide, ce serait aussi le devoir du gouvernement, si les factions, la lutte incessante, la « question politique » , lui laissaient le temps et le moyen de faire autre chose que de se maintenir. Je répéterai ici ce que je disais dernièrement : « Pour sauver la France, il faut contenir la géné- ration présente, corriger celle qui la suit, et élever la troisième. » 76 ON DEMANDE UN TYRAN XI Quant à l'aide que le gouvernement « devrait » à un pareil projet, je rappellerai un souvenir : Certes, Cavaignac, pendant la présidence, n'avait pas à se croiser les bras. Cependant il croyait devoir soutenir l'expérimen- tation de tout système, offrant des chances plausi- bles de progrès, dans l'intérêt de la société. Il m'engagea un jour à déjeuner avec Considé- rant, le chef alors de l'école Fouriériste, et direc- teur d'un journal : la Démocratie Pacifique. Ce journal créé pour la vulgarisation des doctrines de Fourier, avait pris depuis quelque temps une atti- tude taquine, provoquante, et il semblait qu'à cha- que numéro, on enlevait à l'imprimerie une lettre de son titre : Démocratie Pacifique. — Acilique. — Cilique. — Ifique. — Fique. — Ique. etc. Il passait, de la couleur sereine et céleste qui convient à un système philosophique, au lilas, au rose, au carmin, au rouge, à l'écarlate, au sang de bœuf et au rouge vineux. ON DEMANDE UN TYRAN 77 Cavaignac et Considérant avaient été ensemble à l'école polytechnique, et se tutoyaient. « J'ai fait la guerre toute ma vie en Afrique, dit Cavaignac ; il s'est passé en France bien des choses que je n'ai pu étudier ; — je n'ai pas lu les livres de Fourier, — quelques numéros de ton journal seuls ont passé sous mes yeux, j'ai cru y discerner certaines idées justes. Je vois que plusieurs hommes très-intelligents comme toi, paraissent convaincus de l'efficacité, pour le bonheur humain, des doctrines et des idées de Fourier. Pourquoi avez- vous depuis quelque temps changé d'attitude ; — pourquoi à la discussion, à la persua- sion, essayez- vous de faire succéder la menace et l'intimidation? — C'est, répondit Considérant, qu'il faut bien élever la voix quand on parle à des sourds. — Tu es bien convaincu de ce que tu professes? — On ne peut plus convaincu. — Eh bien, il faut le prouver par la pratique, la vérité des théories; — il faut créer un phalanstère. Si vous réussissez, l'exemple sera fertile. Je puis vous donner en Afrique une assez vaste concession de terre et un peu d'argent, il faut vous mettre à la besogne et tout de suite, — en renonçant à ces agressions légèrement commencées qui ont l'air de faire de vous des alliés des émeutiers; — ça te va- t-il? — Ça me va, répondit Considérant, mais ce qu'il 78 ON DEMANDE ON TYRAN nous faut pour établir notre phalanstère, c'est la forêt de Saint-Germain. — Le gouvernement ne dispose pas de la forêt de Saint-Germain, — d'ailleurs, cette proximité de Paris n'a aucun avantage pour l'application de vos doc- trines, et le prétendu phalanstère pourrait devenir un foyer, un centre d'action et un rendez-vous pour le désordre ; — veux-tu essayer un phalans- tère en Afrique, — une concession de terre et un peu d'argent? — Non, pas en Afrique. — Je suis éclairé, dit Cavaignac en se levant. Eh bien, dis à tes amis, que si vous me faUes la guerre, que si vous bougez, je vous f ai des coups de fusils. Et il sortit brusquement de la salle à manger, me laissant seul avec Considérant. — Que pensez-vous de cette violence, me dit l'apôtre ? — Je pense que vous n'êtes pas Fouriériste, Ah ! quel brave et honnête homme que ce Cavai- gnac! voilà deux fois, depuis quelque temps, que j'ai le plaisir de me rencontrer à Nice avec rémi- nent historien A. de Vaulabelle, qui fut ministre avec lui en 1848, et comme nous aimons à parler de lui! Comme la république eût été fondée sans les intrigues de MM. Thiers, de Girardin, etc., sans la réunion de la rue de Poitiers d'une part, et les ON DEMANDE UN TYRAN 79 efforts dos pseudo-républicains d'autre part ; — et, alors, pas d'empire, pas de Commune, pas cette guerre civile, aujourd'hui permanente. L'adoption du scrutin uninominal est une victoire du bon sens et de l'équité, sur l'intrigue, le men- songe et la bêtise. Mais il ne faut pas se leurrer d'une vaine espé- rance ; ce vote, qui remplace le scrutin de liste par le scrutin d'arrondissement,ne donne pas la paix; elle ne donne même pas une trêve consentie ; c'est un armistice, dont le parti qui se prétend si fausse- ment et si impudemment républicain va profiter pour enterrer « civilement » ses morts, quelques-uns au Sénat, quelques autres dans certaines fonctions rétribuées, et forger des nouvelles armes, car la guerre qu'ils font à la société est une guerre véri- tablement à outrance. Et celle-là, ils la font pour de bon et la font eux-mêmes. Il ne s'agit pas pour eux d'une de ces guerres épiques, où il est question de gloire, de palmes, de lauriers, etc. Cette guerre, c'est leur profession, leur métier, leur gagne-pain; ils ont contracté des habitudes, acquis des besoins, fait des rêves qui ne se peuvent contenter des ressources d'un métier honnête, d'une industrie correcte, ils ne peuvent vivre à leur gré, à moins du bouleversement et 80 ON DEMANDE UN TYRAN de la ruine du pays et de la société , il leur faut tout, quittes à se le disputer et à se l'arracher ensuite par lambeaux, parce que tout ne ferait pas encore à tous des parts assez grosses et suffi- santes à assouvir leurs appétits ; c'est une guerre de loups, de loups affamés, et ceux d'entre eux qui, grâce à l'abolition du scrutin de liste, vont retomber à mener la vie privée, déshabitués du peu de travail qu'ils faisaient avant d'être députés, travail qu'ils ont tout à fait abandonné depuis cinq ans que Y indemnité de représentants leur avait donné neuf mille francs de revenu, qui les faisaient vivre des rentes des autres, ceux-là ne seront pas les moins loups, les moins affamés, les moins irrécon- ciliables. Il ne faut donc pas considérer cette victoire comme définitive, et devant nous donner la paix. Il faut profiter de l'armistice pour réparer les brèches faites aux murailles qui ne tarderont pas à subir de nouveaux assauts ; il faut agir et promp- tement et résolument. La génération actuelle est envahie par la conta- gion emprisonnée jusque dans ses os, on ne la guérira pas; la société s'est mise trop tard en dé- fense, elle a donc aujourd'hui un double but à atteindre : « Contenir les pères, corriger et élever les enfants .» Cette régénération n'est peut-être pas, je crois, ON DEMANDE UN TYRAN 81 impossible, mais il faut s'y mettre résolument, in- fatigablement et tout de suite. Parlons d'abord un peu de la presse. Le gouvernement actuel est, ce me semble, sur le point de commettre une erreur et une faute, et cela à propos de la presse. Certes, le mieux serait de prendre la question comme la prenait l'autre jour l'honnête et excellent tyran de mon rêve, mais n'osant pas espérer de voir appliquer un remède aussi héroïque, aussi ra- dical, il faut en chercher un autre, et cet autre il est tout trouvé, vous l'avez sous la main, c'est de ne rien faire, du moins rien de nouveau : Heureuse Egypte, disait un ancien, qui voit les dieux pousser dans les jardins; c'est d'appliquer sévèrement, inexo- rablement les lois existantes; la signature réelle, le droit de réponse absolu avec cette condition que, ainsi qu'il est juste, ainsi qu'il est admis devant les tribunaux, l'accusé, l'attaqué a la parole le dernier. Le gouvernement usant de ce droit de ré- ponse comme les particuliers, et en usant sans relâ- che, se faisant au besoin le collaborateur assidu et quotidien des journaux qui l'attaquent, et lui et la société, par le mensonge et la calomnie, et cela sans employer le ton rogue et agressif que j'ai plus d'une fois reproché aux communiqués de l'empire, qu'un journal m'accusait, il y a quelque temps, d'avoir inventés, accusation que je n'ai pas repoussée, la 5. 82 ON DEMANDE UN TYRAN sachant fondée. Le ion de ces réponses doit être calme et mesuré : le journal a dit hier telle chose, voici la vérité sur ce fait, — suit la vérité, suivent aussi les preuves à l'appui. Ce n'est pas tout, je reviens à un projet que j'a- vais soumis dans le temps au père de M. le comte de Paris, et que, malheureusement, je crois, je n'ai pas eu le bonheur de lui faire comprendre. Il faut que le gouvernement fasse un journal, non pas un journal de polémique. Sa polémique aura pour théâtres les journaux mêmes qui l'atta- quent, là il parlera au même auditoire devant lequel il est accusé. Voici comment j'entends la chose : Le journal que doit faire le gouvernement, doit réunir autour de lui, dans l'intérêt et au nom de la patrie et de la société, et aux conditions les plus honorables, tous les écrivains qui, à divers titres et à divers degrés, ont, comme on dit au palais, « l'o- reille du public»; — tous ceux qu'on lit, tous ceux qu'on écoute, sans se préoccuper de leurs opinions politiques, ni de leurs engagements pris avec tel ou tel parti, — n'écouter pour ce choix ni les cote- ries, ni les préjugés hiérarchiques. — Il eût fallu avoir Paul de Kock aussi bien que Lamartine et Victor Hugo. — M. Labiche, comme M. Augier ou M. Dumas fils, la rédaction payée à chaque colla- ON DEMANDE UN TYRAN 83 borateur un prix double de ce qu'il trouverait ail- leurs. — Le journal imprimé sur magnifique papier avec le plus grand soin, on y ajouterait des illus- trations artistiques et sérieuses, ou comiques et bouffonnes, sans reculer devant les modes, ni la caricature, ni les rébus, et on choisirait pour ces illustrations comme pour la rédaction, tous ceux qui, à un titre quelconque, possèdent la faveur du public; on serait à l'affût et on surveillerait réclu- sion de tout nouveau talent, de toute nouvelle re- nommée, de toutes dispositions heureuses, et on les accaparerait; on ferait ce que faisait autrefois le Théâtre-Français qui avait le droit de réclamer tout artiste de talent jouant sur tout autre théâtre, et de lui envoyer un ordre de début; on imiterait immédiatement toute innovation heureuse, ima- ginée ou appliquée par une autre publication, et on l'imiterait en la perfectionnant; on ne per- mettrait à aucun journal d'offrir au public quelque chose que ce public ne trouvât dans votre journal mieux fait et fait par les meilleurs ouvriers; il ne faudrait reculer ni devant les primes ni devant rien. Ce journal qui, je le répète, ne ferait pas de po- lémique, rétablirait les faits historiques si audacieu- sement altérés et sophistiqués depuis soixante ans, il rectifierait les idées faussées en philosophie, en industrie, en politique, etc. ; grâce à l'élite des sa- vants, des romanciers, des moralistes, des humoristes, 84 ON DEMANDE UN TYRAN des dramaturges, des fantaisistes, des artistes en tous genres, composant sa rédaction; grâce aux ressources dont dispose le gouvernement, il aurait plus de faits et de nouvelles que les autres et les aurait avant eux; — il intéresserait et amuserait ses lecteurs plus que ne pourraient le faire tous les autres journaux ; il serait dirigé par un comité d'hommes choisis, non dans tel ou tel parti, dans telle ou telle coterie, mais parmi ceux qui ont manifesté une incontestable supériorité, un heureux savoir-faire dans des exploitations analogues. Ce journal se vendrait un sou et serait envoyé gratuitement à tous les maires, à tous les institu- teurs, à tous les curés, à tous les médecins de tou- tes les communes de France. Cette dernière phrase me servira de transition pour arriver à ce que je veux dire dans l'intérêt et pour le salut de la société gangrenée que nous sommes devenus. Après que j'aurai répété que, quant à la presse, les obstacles d'argent sont une niaiserie. Ils seront toujours franchis par les journaux de partis, et le seul résultat que vous en obtenez est de créer en leur faveur un monopole extrêmement dangereux pour vous. ON DEMANDE UN TYRAN 85 XII Je veux parler des maires, des curés, des insti- tuteurs et des médecins, et c'est en eux que je place le salut et la régénération de la société, à moins qu'elle ne soit, par la providence, définitivement jugée et condamnée à périr, ce que, voyant ce qui se passe et ce qui se prépare, je n'oserais pas affir- mer être tout à fait impossible. Certes, nous ne sommes pas un peuple qui manque de lois ; — nous en avions, en 18o4, Quatre-vingt-sept mille cinq cent vingt. Je ne parle pas de trente et quelque mille décrets, etc., ni des lois qui ont été faites depuis par nos sept cent quarante législateurs privilégiés et payés. Quatre-vingt-sept mille cinq cent vingt lois que nous sommes tenus de savoir, que nous sommes censés savoir, dont l'ignorance nous expose à toutes sortes de périls et de punitions. Quatre-vingt-sept mille cinq cent vingt lois contre lesquelles l'homme le plus juste de la France doit pécher plus de sept fois par jour. Non -seulement nous avons quatre-vingt-sept mille cinq cent vingt lois et plus, mais encore nous 86 ON DEMANDE UN TYRAN en avons, et en grand nombre, de très-bonnes et d'excellentes. Il n'y a qu'un seul inconvénient : c'est qu'on ne les exécute pas; — je l'ai déjà dit plusieurs fois, et, à propos de la presse entre autres, avant de faire de nouvelles lois, essayez l'application sérieuse de celles qui existent. J'ai comparé le gouvernement, depuis un demi-siècle, à un homme qui, par la pluie, se plaindrait d'être mouillé, — un parapluie à la main, — et je lui ai crié : mais ouvrez donc votre parapluie! Tous les bons esprits se préoccupent, avec rai- son, de l'envahissement de la société à tous les étages par des idées fausses, par des théories absurdes, par des rêves insensés; — idées, théories et rêves également dangereux, et devant, pour peu qu'on n'y mette ordre, mener la France à sa ruine complète, et la société à « une rechute en sauva- gerie. » Depuis bien longtemps, grâce à la forme de gou- vernement dite improprement constitutionnelle et représentative, ce ne sont pas les études sérieuses, les grandes facultés, la moralité éprouvée, le tendre et intelligent amour du peuple, qui conduisent les hommes au pouvoir, — ce sont, à peu d'exceptions près, les appétits et les soifs surexcités, — la vanité, l'audace, la présomption, — la facilité naturelle ou ON DEMANDE UN TYRAN 87 acquise de parler longtemps sans s'arrêter, — de parler de tout sans savoir grand' chose , — et de réciter, avec emphase, des lieux communs, des rengaines qui excitent, à leur tour, les appétits et les soifs, — la vanité et l'audace des auditeurs. Comme ces « talents » peuvent être acquis par des hommes d'une intelligence commune, d'une moralité, d'un caractère au moins douteux , il s'en suit que les prétendants et les assaillants sont nom- breux et se multiplient tous les jours; que de la « révolution française » , la première phase — la phase de « la bataille » qui était gagnée et aurait dû être finie dès 1789 et du vivant même de Louis XVI, n'a eu que des armistices, se recommence et se continue sans cesse, — et que la phase du problème à résoudre et de l'organisation à formel1 ne fait aucun progrès et ne semble pas promettre d'en faire de si tôt. Seuls, quelques solitaires — éloignés des affaires et de la compétition du pouvoir par la paresse, par l'indifférence, par l'absence de besoins, par le dégoût — consacrent les forces de leur esprit, sans cesse en travail, à chercher, trouvent quelquefois, et leur voix se perd au milieu du tumulte et des cris des assiégeants et des assiégés, des parleurs, des hâbleurs, des charlatans, des escamoteurs, etc. Néanmoins ils filent obstinément leurs cocons ; — et je l'ai dit déjà : ce n'est qu'après leur mort, — peut- 88 ON DEMANDE UN TYRAN être après les avoir étouffés, — qu'on s'apercevra que c'est de la soie, et qu'on s'occupera de les dévider. C'est cependant un devoir de donner autant de publicité que possible aux idées, aux recettes qu'on croit bonnes et salutaires. Je suis convaincu que, sans chercher le salut toujours dans les lois qui naissent mortes — puisqu'on ne les exécute pas — un pouvoir sensé, intelligent, ferme et résolu, a, dans l'organisation actuelle môme, les éléments, les armes nécessaires et suffisantes pour travailler, avec succès, à la réorganisation de la société qui s'en va se délabrant de jour en jour. Il n'est pas besoin d'expliquer quelle force cer- taines institutions tirent d'une organisation bien faite et d'une discipline obéie, — il suffit de nom- mer les jésuites, et, comme exemple récent, le parti soi-disant républicain, social, démocratique, etc., et la guerre civile que ce parti fait sans relâche et sans trêve aux institutions sociales. Comme un réseau de fils électriques dont le bureau est à Paris, les mots d'ordre parcourent la France en tous sens, arrivant à toutes les tavernes, à tous les cabarets, à tous les cafés, à toutes les « cham- brées » , par l'intermédiaire de certains journaux et de certaines correspondances; là se trouvent des affiliés qui reçoivent la manne vénéneuse et la dis- tribuent. Il n'est pas une ville, pas un hameau qui ON DEMANDE UN TYRAN 89 n'ait son orateur, son hâbleur affilié. Qu'avez-vous pour vous défendre? quelques lois non exécutées, — lois d'ailleurs purement répressives qui, fussent- elles obéies, empêcheraient à un certain point de distribuer aussi régulièrement ladite manne empoi- sonnée, mais ne donneraient pas pour la remplacer une nourriture suffisante et salubre. Eh bien, cette organisation, elle existe, — cette manne salutaire, il dépend de vous de la distribuer ; et, ressource meilleure, c'est en vous servant de ce qui est une des plus terribles, des plus invincibles causes de la ruine imminente et des dangers du pays que vous pouvez arriver à ce résultat. Il suffit d'un procédé... chimique, analogue à celui qui, grâce à une invention nouvelle, tire du noir goudron plusieurs gammes des couleurs les plus splendides qu'on ait jamais vues. D'un procédé qui, de la corruption et du fumier enfoui, fait naître et nourrit les fleurs, les fruits, les légumes et les troupeaux. Et je dirai encore : Ouvrez votre parapluie. Que sont les maîtres d'école dans les petites villes, dans les villages et dans les campagnes? De pauvres diables à peine payés, mal nourris, mal vêtus, par- tant, sans considération, sans crédit, sans influence. Que sont les médecins dans ces mêmes localités? A peu près la même chose : — de pauvres hères 90 OX PlftïANDE DN TYRAN condamnés à une vie solitaire et triste, parce que leurs études les ayant fait vivre au moins pendant quelques années dans les grands centres, ils y ont contracté des habitudes, acquis des besoins d'intel- ligence, dont ils sont aussi embarrassés et attristés que l'eût été Robinson, si avant d'avoir trouvé Vendredi, il eût voulu, dans son île, jouer aux dames ou aux échecs. Quant aux curés, nous allons les laisser un ins- tant de côté pour en causer particulièrement un peu plus tard. Toutes les voies des professions libérales sont envahies, encombrées; les écoles et les examens lancent, tous les ans, des hordes de « messieurs » ayant le droit, la volonté, le besoin d'aspirer à des places déjà prises, déjà occupées, et de venir les ré- clamer, les assaillir, les enfoncer. Ceux qui ne réus- sissent pas à se caser, ceux qui sont renversés du siège antérieurement conquis, sont condamnés à n'attendre plus ce pain quotidien devenu cher, que des agitations, des révolutions, des malheurs de leur pays. Ce serait déjà un résultat très-heureux que de faire ce que fit Duguesclin des «. grandes compa- gnies », lorsqu'il les emmena en Espagne combattre Pierre-le-Cruel ; mais il y a mieux à faire. ON DEMANDE UN TYRAN 91 Grâce à la guerre follement et criminellement entreprise, follement et criminellement continuée, le nombre des trente-six mille communes, compo- sant le territoire français, se trouve diminué. En admettant cette diminution, et en tenant compte des communes trop petites ou trop rapprochées, il y a vingt-cinq mille places d'instituteurs et vingt-cinq mille places de médecins : total, cinquante mille positions pour cinquante mille jeunes gens instruits, devenus « messieurs », et condamnés à labourer infructueusement le pavé avare des grandes villes. Mais pour cela, il faudrait que ces places fussent convenablement rétribuées et donnassent une posi- tion tout autrement respectable et respectée qu'elles ne le font aujourd'hui. Voilà quant au déblaiement des voies encombrées des professions libérales, etc. Voici les avantages de l'État, que la société tire- rait de cette armée, et voici comment elle devrait être organisée : — en armée de défense, en armée de l'ordre, en armée de l'honnêteté et du bon sens, contre l'armée déjà trop bien organisée qui attaque tout cela. Je parle surtout des maîtres d'école des cam- pagnes, et, par là, je m'adresse à la très-majeure partie de la population. — Le maître d'école dans les examens qu'il aurait à subir, dût-on à- la ri- gueur se montrer moins exigeant pour certaines 92 ON DEMANDE UN TYRAN conditions ultra-littéraires, devrait répondre à deux conditions : D'abord, des connaissances agricoles sérieuses. — Il aurait à la commune un jardin assez vaste qu'il cultiverait avec ses élèves, leur enseignant les meilleures méthodes et les découvertes nouvelles ; dans ce jardin, grâce à des dons et à des échanges effectués par l'entremise, et sous la protection du ministère, se trouveraient les meilleures espèces en fruits, en légumes, et même en fleurs, qui se propa- geraient par les semences, les greffes, les boutures dans le cercle de chaque école; la seconde condi- tion serait de répondre à un examen sur l'ensemble des principales lois du pays, et sur la vraie morale- pratique. Cet examen serait également passé par le méde- cin , qui devrait faire un peu de médecine morale, c'est-à-dire, détruire par ses conseils 'Certaines habitudes malsaines, nuisibles, abrutissantes, — le tabac, l'absinthe, etc., l'atmosphère des taver- nes, etc. Il serait bien important de compléter le trio par l'adjonction du curé. Pour cela i faudrait qu'il se trouvât un pape vraiment libéral, comme Pie IX, le pape actuel, se montrait dans les commencements de son règne, — de quoi les excès des faux républicains l'ont assez vite dégoûté. ON DEMANDE UN TYRAN 93 Qu'il se trouvât des évêques intelligents, éloquents, comme M. Dupanloup mais plus tolérants que lui et quelques autres qui comprissent que l'avenir est à l'Église qui aura les portes les plus larges et les plus ouvertes, que si elle veut garder ce qui lui reste d'influence, il faut qu'elle abandonne graduellement les subtilités du dogme qui divise, — tandis que le mot religion veut dire : relier — qu'il faut du chris- tianisme ne conserver que l'Évangile. Alors ce trio, le curé, l'instituteur, le médecin, envelopperait les populations d'un heureux réseau; l'instituteur a affaire à l'homme enfant, faible, encore souple et malléable ; dans les cerveaux pas encore durcis, il trace, comme sur du papier blanc, des empreintes qui ne s'effaceront pas plus que les caractères et les lettres tracés sur le tronc d'un jeune arbre et qui croissent et grandissent avec lui. Le médecin voit l'homme malade, souffrant lui- même ou inquiet pour les siens, c'est-à-dire disposé à s'appuyer, à écouter, à croire, à obéir. Le curé le suit depuis sa naissance jusqu'à sa mort ; — l'assistant à chaque étape de sa vie, — à tous ses chagrins, à toutes ses joies, à la naissance de ses enfants, à la mort de ses parents, à son ma- riage, etc. Supposez ces trois hommes placés matériellement dans une situation relativement heureuse et hono- 94 ON DEMANDE UN TYRAN rable, rapprochés par l'éducation, par les connais- sances, par les études, par les goûts; supposez-les ayant un but commun qu'on leur aurait bien fait comprendre ; tous trois faisant, de droit, partie du conseil municipal de la commune; tous trois trou- vant les uns daus les autres des relations et une société agréables, au lieu d'être très-souvent isolés comme ils le sont aujourd'hui; tous trois se com- muniquant leurs observations, voyant le mal, cher- chant les remèdes, s'entr'aidant, se soutenant; tous trois désignant d'accord ceux des jeunes sujets qui leur paraîtraient devoir être appelés à une instruc- tion supérieure ; tous trois tenant le ministère au courant de la situation de leur commune : besoins, progrès, ressources, etc., — vous aurez alors réel- lement et paternellement gouverné une nation qui, aujourd'hui, ne l'est pas du tout. Supposez-les marchant d'accord avec le maire, lequel maire choisi, autant que possible, dans le conseil municipal élu. Ajoutez le journal à un sou, fait dans les condi- tions que j'ai indiquées plus haut, répandu, propagé, — ajoutez des lectures, des conférences faites le dimanche, tour à tour, par chacun des membres du trio; — le curé leur parlant de vraie morale, citant des exemples, racontant des anecdotes touchantes ou gaies; le maître d'école les tenant au couranl de l'histoire contemporaine et des principaux événe- ON DEMANDE UN TYRAN 95 nements et des nouvelles découvertes des sciences agricoles et autres, — leur lisant les parties instruc- tives et amusantes du journal, leur communiquant des recettes, etc. ; — le médecin leur donnant des préceptes d'hygiène, parlant aux mères des soius à donner aux enfants, traitant ironiquement et gaie- ment certains préjugés, certaines pratiques supers- titieuses, mettant à la portée de ses auditeurs les phénomènes si intéressants de l'histoire naturelle, les splendeurs de la création, les bienfaits de la provi- dence, leur contant les mœurs des pays lointains. Ajoutez la quasi-fermeture pacifique et volontaire des cabarets, par les procédés légaux que j'ai indi- qués. Ajoutez l'encouragement donné aux jeux d'exer- cice : à la course, à la natation. Des fêtes et des prix à ce sujet. La fête des semailles, — celle de la moisson, — celle des vendanges, — avec des concours et des récompenses pour les meilleures cultures, les pro- duits les plus remarquables, — des récompenses aux bons serviteurs, — de l'appui, des secours ré- partis avec intelligence, connaissance et bonté. Ajoutez un point important : — il s'agit de pau- périsme. La pauvreté est un accident, — souvent momen- tané,— le paupérisme est une situation, une pro- fession, un lléau menaçant. 96 ON DEMANDE UN TYRAN On donne en France des sommes énormes pour les pauvres; mais ça se donne au hasard, ça se donne aux basses intrigues, à Fimportunité, — ça se donne aux mendiants. Or, les mendiants sont les ennemis, les parasites, les spoliateurs des pau- vres : — il faut canaliser la charité. On est pauvre parce qu'on ne peut plus travailler; faute de force et de santé, — faute de trouver à s'occuper de l'ouvrage qu'on sait faire. On est pauvre, parce qu'on ne peut pas travailler par l'âge ou les infirmités. On est pauvre, parce qu'on ne veut pas travailler, parce que, grâce au laisser-aller, à la paresse de la charité, on « gagne » plus d'argent à mendier qu'à faire un travail honnête et régulier. Un exemple : J'ai passé une quinzaine d'années, pour le moins, à Nice, cultivant de grands jardins; chaque fois qu'il se présentait un mendiant, plus ou moins valide,' — il y a toujours dans une exploi- tation rurale des travaux variés qui s'arrangent à tous les degrés de force et presque de faiblesse, — chaque fois, on lui disait : « Vous espérez recevoir un ou deux sous, — eh bien, il y a là trente sous à vous, si vous voulez entrer et travailler. » Pas une seule fois, en quinze ans et plus, pas une seule fois un seul n'a accepté. Rien de si facile que de détruire la mendicité; il ne s'agit pas d'écrire aux portes d'une ville : « la ON DEMANDE UN TYRAN 97 mendicité est interdite », — il faudrait alors inter- dire le froid et la faim. Ce qu'il faut faire, c'est que chaque commune garde ses pauvres. A la commune, on peut juger de la vérité et de la gravité de la situation ; — on soutient, on aide le malade, l'infirme, celui qui est frappé d'un si- nistre, incendie, grêle, inondation; — on donne les secours dans la proportion où ils sont nécessaires et pour le temps où le besoin dure; on peut dis- cerner celui qui ne peut pas ou ne peut plus tra- vailler, d'avec celui qui ne veut pas travailler ; contre ce dernier, que la société se défende ; c'est un ennemi. Chaque commune, gardant ses pauvres, recevrait, en cas d'insuffisance de ressources, des secours du département ou même du gouvernement qui réu- nirait et canaliserait les dons de la générosité pu- blique. C'est ainsi qu'on peut « canaliser la charité », soulager la misère et détruire la mendicité, c'est-à- dire la profession fructueuse de pauvre. Avec ces divers éléments que j'indique, il est incontestable, qu'en deux générations, on rétablirait la France en santé, en prospérité, qu'on la referait honnête et heureuse. Mais qui fera cela? Qui voudra, qui pourra re- noncer résolument à la politique d'expédients et de « rafistolages »? 98 ON DEMANDE UN TYRAN XIII Au sacre de je ne sais plus quel pape, un des cardinaux qui avait été très-lié et très-familier avec lui, se trouva chargé de certaines parties de la céré- monie, de lui mettre ou de lui ôter quelque chose : peut-être la tiare. Il s'approcha, s'inclina respec- tueusement, et lui dit à voix basse : dans quelques instants; tu vas être le « serviteur des serviteurs de Dieu », et, en cette qualité, un monarque absolu, flatté, adoré, encensé : jusqu'au jour de ta mort, tu n'entendras plus la vérité, — je vais te la dire pour la dernière fois, tâche d'en profiter. Tu es naturellement emporté, avide, entêté, présomptueux; e(Force-toi, sinon de te corriger de ces défauts, au moins de les tenir en bride, — c'est tout ce que j'avais à te dire. Maintenant, saint-père, je m'agenouille, je me prosterne devant vous, je baise votre mule sacrée, et j'implore votre sainte bénédiction. Le moment est opportun pour dire encore quelques vérités, non-seulement au Sénat qui n'existe pas encore, mais aussi à l'Assemblée qui n'existe plus, et appartient déjà à l'histoire, — tant pis pour elle. Je puis me rendre et je me rends cette justice, ON DEMANDE UN TYRAN 99 disons mieux, cet hommage à moi-même, que, dès qu'il a été question du Sénat, j'ai pressenti ce que serait cette. .. « institution » : une « rallonge à la table », un appât, une amorce, une « distribution de comestibles », comme on en faisait aux Champs- Elysées sous la Restauration. Quant à l'Assemblée, après avoir paru se relever un moment par son vote contre le scrutin de liste, elle finit de la façon la plus... malheureuse, par cette élection des sénateurs, où l'on voit des membres d'un parti qui pouvait dire, quand il voyait la vanité de ses espérances : tout est perdu fors l'honneur ; quand on voit des légitimistes, je ne dirai pas venir mendier des sièges de sénateurs à MM. Gambetta, Thiers, Naquet, Vermesh, etc., mais les payer en tramant contre la France la plus odieuse, la plu? misérable des trahisons, en votant à prix convenu, avec ceux qui ont guillotiné leurs pères et fusillé leurs amis, avec ceux qu'ils fusillaient et déportaient hier. Henry Monnier prêtait à un de ses personnages ce vœu « libéral » : ce que je veux voir, c'est l'amitié s'établir entre les fils de pairs de France et les marchands de peaux de lapin. Il doit être content, voici l'accord entre les fusil- leurs et les fusillés, entre les guillotineurs et les guillotinés. Le voici également entre les soi-disant républicains et les bonapartistes, eux qui, les uns et les autres, 100 ON DEMANDE UN TYRAN depuis quatre ans échangent, avec furie, les injures et les menaces. Quelques assemblées publiques ont conservé dans l'histoire des sobriquets fâcheux ou des épithètes flétrissantes; j'ignore le sobriquet et l'épithète qui seront infligés à celle-ci, mais, à coup sûr, ils ne seront pas flatteurs. Quand il a été question d'un sénat, les gens honnêtes, les gens naïfs, ceux qui croient au bon sens, à la logique, à la dignité, à l'honnêteté des assem- blées politiques, se sont dit : que doit être un sénat? La réunion des grandes intelligences, des supério- rités du pays. De même que l'Académie française doit être ou devrait être la réunion des quarante plus éminents écrivains. Un sénat devrait demander à la politique, aux sciences, aux lettres, à l'armée, aux arts, à l'indus- trie, toutes ces gloires bien constatées, — et certes, il ne manque pas en France d'hommes supérieurs, d'illustrations incontestables. Mais l'Assemblée a fermé ses portes, et a dit : Nous avons soixante-quinze fois une rente viagère de douze, de quinze mille francs par an, nous serions bien bons d'aller chercher des convives au dehors, nous allons tranquillement nous distribuer ça entre nous. ON DEMANDE UN TYRAN 101 Absolument comme si l'Académie française réser- vait exclusivement à ses membres les prix litté- raires et les prix de vertu qu'elle distribue chaque année. Toutes les gauches réunies disposaient de 312 voix. M. Rouher, le chef du parti bonapartiste a amené à MM. Naquet et Cie, 22 voix; — cette alliance déjà monstrueuse ne suffisait pas, les coalisés auraient vu les « cervelas », je veux dire les sièges au Sénat leur passer devant le nez. Mais à qui demander l'appoint d'une douzaine de voix qu'il fallait encore pour obtenir la majorité? Aux légitimistes. Qui les leur demandait? — Sont-ce ceux qui se vantent d'être les héritiers et les continuateurs de ceux qui ont guillotiné Louis XVI, Marie-Antoinette et ma- dame Elisabeth ; ceux qui appellent leurs amis les assassins des otages et les incendiaires de Paris ? Est-ce M. Thiers, celui qui a déshonoré la mère de leur roi en la faisant accoucher en prison? Oui, ce sont ceux-là qui ont appelé les légitimistes à s'unir à eux, c'est à ces douces voix de syrènes que douze légitimistes se sont livrés. Il faut dire que ce n'était pas seulement la mélodie des voix qui faisait leur séduction, il faut tenir compte des paroles plus encore que de la musique. Qui veut, chantaient-elles, un bon petit siège au Sénat, avec quinze mille francs assurés pour toute G. 102 ON DEMANDE UN TYRAN la vie? C'est gentil, c'est commode, ça n'est pas fati- gant, — c'est « facile à prendre en secret » . — Venez à nous, mes chers petits agneaux de légitimistes, nous vous donnerons à chacun un de ces bons petits sièges. Car il ne faut pas s'y tromper, — c'est un appât aussi grossier que ça qu'on a offert aux poissons goulus pour les faire mordre à l'hameçon. On avait dit d'abord que dix-sept légitimistes s'étaient rendus à l'invitation des soi-disant républi- cains et des bonapartistes réunis ; mais six de ceux qu'on nommait ont protesté avec indignation; il reste donc douze légitimistes et vingt-deux bonapar- tistes avec les soi-disant républicains. Les douze légitimistes et les vingt-deux bonapar- tistes qui se sont fait élire comme représentants de l'ordre, ont joué, à l'égard de la France, préci- sément le rôle que joue à l'égard de son maître, le chien de La Fontaine. Écoutons La Fontaine : Le chien qui porte à son cou le dîner de son Maître. Certain Chien qui portait la pitance au logis S'était fait un collier du dîner de son maître. Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être Quand il voyait un mets exquis; Mais enfin il l'était; et, tous tant que nous sommes, Nous nous laissons tenter à l'approche des biens. Chose étrange! on apprend la tempérance aux chiens, Et 1 on ne peut l'apprendre aux hommes ON DEMANDE UN TYRAN 103 Ce Chien-ci donc étant de la sorte atourné, Un Matin passe, et veut lui prendre le diné. Il n'en eut pas toute la joie Qu'il espérait d'abord : le Chien mit bas la proie Pour la défendre mieux, n'en étant plus chargé. Grand combat. D'autres chiens arrivent : Ils étaient de ceux-là qui vivent Sur le public, et craignent peu les coups. Notre Chien, se voyant trop faible contre tous, Et que la chair courait un danger manifeste, Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit: « Point de courroux, messieurs, mon lopin me suffit. Faites votre profit du reste. » A ces mots, le premier il vous happe un morceau; Et chacun de tirer, le Matin, la canaille, A qui mieux mieux; ils firent tous ripaille, Chacun d'eux eut sa part au gâteau. Quant aux transfuges de l'extrême droite, c'est en vain qu'ils espéraient laisser un voile sur leur for- faiture. Naturellement, les pseudo-républicains se vantent de leur conquête et veulent surtout les com- promettre. Avec l'audace de Tartufe dévoilé, ils se vantent d'avoir tenu leur promesse aux légitimistes, ils les exhibent au public, — ils les font monter sur un tréteau ou plutôt un pilori ; ils font leur éloge, et ils proclament qu'en récompense de leur bonne conduite, en échange de leur honneur perdu, ils leur ont fidèlement donné les bons petits sièges au Sénat, les bonnes petites rentes qu'ils leur avaient promises ; et les soi-disant républicains appellent ce honteux trafic, un acte de moralité, de dignité; il est vrai 104 ON DEMANDE UN TYRAN qu'ils ajoutent que c'est de leur côté que sont la moralité et la dignité. On se plaignait autrefois des ambitieux, — aujour- d'hui il n'y a plus même d'ambitieux : il y a des avides, des altérés, des affamés. Au commencement de nos désastres, leur gran- deur nous avait concilié la sympathie du monde entier, mais depuis nous n'avons pas, il s'en faut, su conserver la majesté du malheur; — le nôtre est honteux, ridicule.... mérité. Ah! pauvre France! voilà un pays agréablement représenté, — où peut aujourd'hui se réfugier ton vieil honneur, dont le culte a fait, pendant tant de siècles, le fondement le plus sûr et le plus glorieux de tes grandes destinées? Ce n'est plus du chagrin, — c'est un profond dégoût que m'inspire ce qui se passe aujourd'hui, et je n'ai pas le courage d'en parler plus longtemps. XIV J'ai trouvé dans un vieux livre de 1700, com- mencement du xviii0 siècle, — un récit qui mérite d'être reproduit. Loin de moi, comme vous le pensez bien, la pensée de faire la moindre comparaison entre « le long parlement » et notre Assemblée ac- tuelle qui, ayant décidé sa propre mort, vient d'em- baumer pour le Sénat quelques spécimens de ses ON DEMANDE UN TYRAN 105 membres les plus.... ce que vous voudrez. Plus loin de moi encore, l'idée de donner cette histoire comme un conseil ou un modèle. M. le duc de Magenta, président de la république, n'a ni le droit, ni la volonté, ni le tempérament, de procéder ainsi. C'est seulement à titre de curiosité que je reproduis ce fragment, et pour faire remarquer que si le fond des choses ne change que peu ou point, la forme change sans cesse et beaucoup. Il est curieux de voir comment se faisaient alors les dissolutions d'as- semblées, et comment elles se font aujourd'hui. Voici l'anecdote copiée textuellement; — c'est une comparaison à faire : « Cromwell redoutait le parlement et en était craint; il n'ignorait pas que cette assemblée, appelée le « long parlement », qu'il avait rendue complice de ses crimes, prenait sourdement tous les moyens possibles pour le réduire à la subordination sous sa propre autorité. Le moindre délai pouvant le perdre et faire triompher ses ennemis, il résolut de les pré- venir ; on l'instruit que le parlement est rassemblé et quau lieu de songer à se dissoudre, il cherche à remplir les places vacantes. » Cromwell vole à la" chambre, s'assied, et garde le silence pendant un quart d'heure au milieu de l'attente et de l'inquiétude générales, — puis il se lève et charge le parlement des plus sanglantes accu- sations; il lui reproche sa tyrannie, son ambition, 106 ON DEMANDE UN TYRAN ses vols publics, ensuite, frappant du pied, signal convenu, auquel des soldats amenés par lui se mon- trent à toutes les issues : » Fi! fi! par pudeur, retirez-vous. » » Faites place à de plus honnêtes gens que vous, qui seront plus fidèles à leurs devoirs; vous n'êtes plus un parlement, m'entendez-vous? Je vous dé- clare que vous n'êtes plus un parlement ; le Seigneur vous a rejetés ; il a choisi d'autres instruments pour achever son ouvrage. » Vane se récriant contre un procédé si singulier, Cromwell l'interrompt d'une voix plus forte : « 0 chevalier Vane, chevalier Vane! Ciel, délivre-moi du chevalier Vane! » « Il prit un membre par l'habit : « Tu es, lui dit-il, un coureur de filles, va-t'en; à un autre : tu es un adultère, va-t'en; à un troisième : tu es un voleur, va-t'en; à un quatrième, tu es un gourmand, va- t'en; à un cinquième, tu es un ignorant et une bête, va-t'en, etc. » » Puis, s'adressant au premier soldat, il lui donne l'ordre de prendre la masse, signe de dignité du président : que faites- vous de ce colifichet? qu'on l'emporte ! » Et s'adressant à l'assemblée : c'est vous qui m'y avez forcé. » Les soldats entrèrent et expulsèrent tous les membres; puis Cromwell, sortant le dernier, tira la porte, mit la clef dans sa poche et se retira. » ON DEMANDE UN TYRAN 101 Ce n'est pas la première fois que je fais remar- quer avec quelle facilité les coryphées du parti soi- disant républicain ont abandonné successivement tous les principes républicains pour se faire accepter par quelques dupes et faire de ces dupes des com- plices. Et le suffrage universel et l'impôt sur le revenu, etc., et dix autres. Il y a aussi la question de « l'amnistie » qui avait été laissée de côté. Mais voici enfin irrévocablement arrivé le moment de cette dissolution qu'on demandait avec un si vif désir de ne pas l'obtenir, comme on avait de- mandé la continuation d'une guerre à laquelle on n'avait pris et on était bien décidé à ne prendre aucune part personnelle. Beaucoup, grâce à l'adop- tion du scrutin uninominal, voient leur réélection douteuse, — et M. Naquet a songé à exciter l'inté- rêt de ses seuls électeurs possibles : les commu- nards, en demandant bruvamment l'amnistie, — * Xi f non qu'il crût avoir aucune chance de l'obtenir, non qu'il y tienne peut-être beaucoup, mais pour faire un effet au dehors. Un M. Perrin, moins connu que M. Naquet, M. Lepère, M. Madier, veulent et à la fois partager cette gloire et cette popularité, et cependant arrêter l'élan maladroit de M. Naquet qui contrarie singu- lièrement les malins du parti. Tous ont parlé avec estime, avec amitié, avec 108 ON DEMANDE UN TYRAN admiration des a amis absents », des frères de la Nouvelle-Calédonie; c'est non-seulement au nom de la clémence, mais au nom de « la justice », qu'ils ont demandé l'amnistie; cela a paru un peu hardi. Eh bien, parlons-en : Mais, Au nom de la clémence, Que l'on fasse un triage s'il en reste encore là- bas de ceux-là, des dupes et des niais, instruments inconscients des crimes de la commune; An nom de la justice, Qu'on les remplace par une liste facile à faire de leurs chefs, de leurs complices, réfugiés aujourd'hui quelques-uns dans cette même Assemblée, quelques autres dans diverses fonctions honorifiques et rétri- buées, et qui n'oat échappé à la chance de partager la punition qu'en abandonnant lâchement leurs complices au jour de danger où ils les avaient jetés. L'élection des soixante-quinze sénateurs et la coalition qui l'a faite doit causer aux clairvoyants plus de dégoût que d'alarmes. Cette alliance hon- teuse ne peut avoir et n'aura de durée que celle du combat. Il n'y a pas à partager, à ronger que les soixante-quinze os du Sénat, et, pour continuer la fable de La Fontaine que je citais l'autre jour, les dogues et mâtins, un moment repus, ne tarderont pas à se battre entre eux pour quelque proie nou- velle. ON DEMANDE DN TYRAN Uly H n'y a plus, dans les mœurs parlementaires de ce temps-ci, de majorité possible qui puisse être assurée de durer trois mois, et sur laquelle un gou- vernement sérieux puisse s'appuyer, il n'v a même plus de partis, - il. n'y a plus que des joueurs qui i pontent » et placent leur mise sur telle ou telle couleur, non que ce soit celle de leur drapeau, ou que ce drapeau soit l'emblème de telle ou telle con- viction; ce qui décide le choix de la couleur sur laquelle ils « pontent », _ c'est une prévision, un préjugé, un caprice de joueur, ils ont ou croient avoir telle ou telle raison de supposer que cette couleur sortira,— ou elle vient de sortir et ils croient à une série, ou elle n'est pas sortie depuis quelque temps, et alors elle doit sortir à son tour. Quelques-uns — ce n'est pas dire assez, — beau- coup mettent leur enjeu à cheval sur deux ou qua- tre numéros à la fois, comme fait en ce moment M. Say qui, assure-t-on, membre du ministère, a voté contre un ministère qui finit et pour le minis- tère qui vient, du moins dans ses prévisions. Lorsque je commençai à étudier le jeu de la politique, c'était tout à fait à la fin de la Restau- ration ; — il y avait alors deux partis tranchés et ayant leur raison d'être : l'un voulait maintenir la royauté du droit divin, qui avait le malheur d'être revenue à la suite de la double invasion des armées étrangères ; et les ultras de ce parti voulaient rame- ner, avec cette royauté, certains privilèges, certains 7 110 ON DEMANDE UN TYRAN abus justement renversés en 1789. Le parti opposé, qui ne se disait que libérai, ne demandait tout haut que le gouvernement mixte, dit représentatif; mais il avait aussi ses ultras; — de ces ultras, les uns rêvaient le retour de l'Empire, . les autres le retour de la République, — ils n'étaient d'accord que pour la ruine de la Restauration. Mais entre ces deux partis, il s'en était formé un troisième : le centre. Ce fut le centre qui, après la révolution de 1830, a donné à la France le gouvernement sous lequel elle a joui de dix-huit années de paix, de liberté, de prospérité, d'éclat dans les sciences, les lettres et les arts. Le centre reçut alors des sobriquets injurieux; on l'appela « le ventre », sans penser que là aussi est l'estomac, puis on fit une injure du nom de « juste milieu » qui, selon les sages de tous les temps, est la justice, le bon sens et la vérité : in medio stat virtus. Tout ce qui est extrême est vicieux. (Descartes. ) Mais l'esprit français ne peut se priver de taqui- ner, de harceler, de chansonner l'autorité même qu'il a créée et qu'il n'a aucune intention de détruire. Je le sentais bien lorsque voyant les fêtes et la joie à la naissance du comte de Paris, j'écrivais dans les Guêpes : « Les Parisiens se réjouissent, c'est un prince de plus à insulter, à chasser. » Une partie ON DEMANDE UN TYRAN 111 du centre se chargea de représenter cet esprit de taquinerie, « d'asticoteries », sans intentions, au fond réellement hostiles. De là, une division dans le centre, et la naissance du « centre gauche » qui, en réalité, représente les opinions de la majorité du pays. La taquinerie, l'inclinaison du centre à droite ou à gauche, faisait de temps en temps pencher le gouvernement ; mais un bateau bien lesté peut pen- cher et glisser, incliné sous tel ou tel vent, sans pour cela perdre l'équilibre et chavirer. Le centre était le « lest » — le modérateur. Dans ce temps-là, il y avait des ambitieux, des gens qui aimaient le pouvoir pour le pouvoir, par orgueil, par vanité, par esprit de domination ; on sait tout ce que l'orgueil et cet esprit de domination font quelquefois faire et supporter d'humiliation : omnia servilitcr pro dominatione. Mais on attachait une sorte d'honneur à ne pas abandonner le parti dans lequel on s'était une fois enrôlé, et l'opinion publique se montrait d'une sévérité extrême à l'égard des transfuges. Quelques-uns changeaient parfois de nuances, à bas bruit, mais un homme con- sidérable ne pouvait changer de couleur, sans être universellement blâmé. Mais aujourd'hui il n'y a plus d'ambitieux, il n'y a que des allâmes et des altérés. Il n'y a plus de partis, il n'y a que des joueurs, et si quelqu'un passe 112 ON DEMANDE UN TYRAN pour habile à iîler la carte, l'aire sauter la coupe et retourner le roi, — on s'empresse de parier pour lui. Aussi vous voyez « poriter » ensemble sur la même couleur ou les mêmes numéros, les adver- saires les plus acharnés : bonnets de coton et bon- nets rouges, perruques et tignasses. Pour rendre ces évolutions plus faciles, on ne se contente plus des trois couleurs du drapeau un peu interverties, comme autrefois ; aux deux extrémités, le blanc et le rouge, — le bleu au centre. On a imaginé des nuances infinies entre ces trois couleurs, — ce qui permet de passer d'une couleur à une autre par des transitions presque insensibles et «in- visibles à Paris » et surtout dans les départements . Il y a là une hypocrisie, un respect humain, qui est presque une pudeur et « un hommage à la décence publique ». Nous avons aujourd'hui dans les assemblées : le centre droit, la droite modérée, la droite, l'extrême droite, les chevau-légers, les ultras; Les bonapartistes avec empereur, idem sans empereur, idem jérômistes, idem rouhéristes, idem épileptiques, selon l'expression de l'un d'entre eux, idem sans bonapartisme; Le centre gauche, la république conservatrice, idem modérée, idem sans épithète, idem athénienne, idem démocratique, idem sociale, idem intransi- geante, idem communarde. ON DEMANDE UN TYRAN 113 Quant aux orléanistes, ils sont partout et nulle part. A propos du sénat, — et après avoir cité l'autre jour La Fontaine, je citerai aujourd'hui Florian qui, par une injustice de parti pris , est loin d'occuper la place qui lui est due comme fabuliste ; beaucoup de ses fables valent certainement celles de La Fon- taine, et presque toujours il invente les sujets. — La fable que je citerai est celle de Y Habit d'Arlequin. Un jour de mardi gras Un petit arlequin Courait après un masque en habit de bergère ; Tout près... dans une cage Trois oiseaux étrangers de différent plumage : Perruche, cardinal, serin... La perruche disait: J'aime peu son visage, Mais son charmant habit. . . Il est d'un si beau vert. — Vert! dit le cardinal . L'habit est rouge. Mon compère, Répondit le serin • . . . . . L'habit est jaune citron. Il est vert, il est jaune, il est rouge, morbleu ! Et ce ne sera pas une idée à négliger si on songe à donner un costume aux sénateurs, et encore cela ne suffira-t-il pas pour que toutes les couleurs et tous les drapeaux soient représentés. Non-seulement le rouge, le bleu, le vert et le blanc, mais toutes les nuances intermédiaires : 114 ON DEMANDE ON TYRAN Le blanc, le blanc azuré, le blanc rosé, cuisse de nymphe, le blanc d'argent, le blanc de zinc, — le caca-dauphin, le vert dans cinq ou six nuances. Le lilas formé du bleu et du rose, le rose pâle, le rose vif, le cerise, le nacarat, le rubis, le cra- moisi, l'écarlate, et le pourpre. La pourpre de tyr était deux fois teinte : bis venenata; celle-ci l'est trois fois, le rouge du feu, le rouge du sang, le rouge du vin. Peut-être faudra-t-il leur donner, non plus comme à Peau d'âne, un habit « couleur du temps », cou- leur de la lune ou couleur du soleil, mais un habit arc-en-ciel, opale, ou bulle de savon. C'est égal, les douze membres de l'extrême droite qui ont joué avec l'extrême gauche la fameuse scène de l'ours et le pacha, où Fours blanc et l'ours noir changent de tête, — doivent bien rire entre eux et tout bas de leur honnête homme de Roy — qui, pendant quinze jours, a eu la chance d'être Roi de France. Dieu sait ce que ca aurait duré, mais enfin cette chance a existé, et il a mieux aimé y renoncer que de changer ou modifier son drapeau blanc, — eux qui viennent de coller les fleurs de lys sur le drapeau de la commune et de piquer la cocarde blanche sur le bonnet rouge. Tout cela est fort laid, — laide aussi l'attitude du Journal des Débats, mais au moins celui-là est fidèle ON DEMANDE UN TYRAN 115 à ses antécédents, — comme la girouette est fidèle au vent. — C'est bien le même journal qui a toujours été, de son aveu, « partisan du pouvoir actuel », l'abandonnant chaque fois qu'il cessait d'être actuel pour passer à celui qui le devenait; le journal qui disait à M. Guizot : « Vous n'aurez jamais notre estime, mais vous aurez peut-être notre concours ». Et qui disait encore ces jours-ci, naïvement ou cyniquement : « Dans le feu de la lutte, personne n'est complètement maître de choisir ses auxi- liaires ». A qui on pourrait répondre : « Personne » est bien absolu, — parlez pour vous ; - — il y a des gens encore clair-semés çà et là; qui sont maîtres ou savent se rendre maîtres de ne marcher qu'avec ceux dont ils approuvent le but et partagent les principes, qui ne donnent leur concours qu'à ceux qui méritent leur estime; — ça s'appelle ou ça s'ap- pelait les honnêtes gens. Mais, je le répète, maintenant que le coup du Sénat est joué, — ce touchant accord n'aura pas une longue durée : — les alliés d'hier sont déjà aujourd'hui honteux les uns des autres, demain ils se traiteront comme les « viveurs » et les coureurs de bal masqué traitent le domino qu'ils ont emmené souper, et qui s'est en leur faveur démasqué, de pied en cap, de fond en comble ; ils ont mangé, ils ont 116 ON DEMANDE UN TYRAN bu ensemble au cabaret, et dormi ensemble sur ou sous la table, mais c'est tout au plus si, le jour venu, ramphytrion reconduit à sa porte son convive dans un fiacre, avec les stores rouges soigneusement baissés, et, à coup sur, le lendemain de cette bonne fortune de carnaval, s'il la rencontre dans^la rue, il ne la saluera pas. Et dire que les Français, ce peuple si intelligent, se font représenter et se laissent mener comme cela. Décidément je vais me mettre sérieusement à un livre auquel je travaille à «:< bâtons rompus » depuis plus de trente ans, et pour lequel j'ai rassemblé une montagne de notes. Voici dès aujourd'hui le titre de cet ouvrage : DICTIONNAIRE DE LA BÊTISE HUMAINE CATALOGUE PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE De tout ce que les hommes de tous les temps et de tous les pays, ont cru et croient encore de faux, d'absurde, de bête, de ridicule, d injuste, de cruel, et de dangereux. Mensonges, extravagances, erreurs, tromperies, contes , àneries, momeries, sottises, niaiseries, puérilités, préjugés, bévues, prodiges, superstitions, escobar- deries, hâbleries, billevesées, naïvetés, impostures, fourberies, fables, charlatanismes, mystifications, g blagues, » etc. En histoire, en philosophie, en politique, en morale, en religion, en médecine, en astronomie, en his- ON DEMANDE UN TYRAN 117 toire naturelle, en justice, en législation, en arts; en sciences, etc., etc., en tout; Où il est prouvé que l'homme n'est jamais arrivé et n'arrive jamais au vrai, sur aucun sujet, qu'après avoir épuisé toutes les formes clu faux. XV Je regrette que l'astrologie ne soit plus à la mode, et que j'aie négligé de me rendre « adepte »; j'aurais pu pronostiquer les destinées du sénat dont les soixante- quinze premiers membres viennent d'être nommés avec tant de discernement par l'Assemblée. J'ai lu que le père d'Eudoxie, celle qui épousa Théodose II, était un célèbre astrologue; — sa fille s'appelait alors Athénaïs. Le jour de sa naissance, il constata sa « figure généthliaque ». « Le soleil était dans le lion à la pointe du milieu du ciel, avec Vénus, maîtresse de la septième maison qui se rapporte au mariage, et le Basilic, étoile royale, tous en « trine » avec Jupiter qui, dans le sagittaire, dominait la seconde maison dont dépendent les biens d'acquisition ; tout le reste des planètes formant des configurations qui ne s'opposaient point à l'excellence de ces promesses. » 7. 118 ON DEMANDE UN TYRAN L'astrologue déshérita sa fille au bénéfice de ses autres enfants, prévoyant qu'elle n'avait aucun besoin de la part de fortune qu'il aurait pu lui laisser. Cette science si révérée autrefois, ne présente plus aujour- d'hui assez de certitude pour que j'ose, imitant le père de l'impératrice Eudoxie, proposer de supprimer le traitement qui donne tant d'attrait à cette fonction de sénateur. Je ne puis guère prédire le sort de la future assem- blée, que par comparaison avec celles qui l'ont précédée, en tenant compte du prestige exception- nel que doivent donner à celle-ci les circonstances qui ont présidé à son élection. Necte tribus nodis ternos. Amarylli. colores. [Virgile.] Je dois avouer que je n'étais pas sans inquiétude sur la situation particulière de M. le duc d'Audiffret- Pasquier. La plupart de ceux qui ont obtenu des sièges au sénat, se rangeant, par cohortes, sous les ordres de MM. Naquet, Thiers et Gambetta, les avaient payés comptant parleurs votes qui formaient un appoint indispensable. Mais il n'en était pas de même de M. le duc d'Audiffret-Pasquier : il était dans la situation de ces malheureux qui, autrefois, vendaient leur âme au diable, pour obtenir dans cette vie une richesse et une puissance éphémères. Quel jour, à quelle heure, de quelle manière l'esprit du mal exigerait-il le gage et le payement? Et ce payement ne serait pas modéré, si on se rappelle ON DEMANDE UN TYRAN 119 ce que disait le même M. d'Audiffret-Pasquier dans la séance du 14 décembre 1872 : e Vous êtes radical, vous, mon collègue, parce que lorsque, pour la première fois, vous parliez devant le Corps législatif, dans la séance du 2 avril 1870, vous mettiez en avant cette fameuse théorie de la souveraineté du nombre. » Eh bien, voilà ce qui divise profondément l'école libérale de l'école radicale ; c'est la théorie de la souveraineté du nombre, la plus révolutionnaire qui soit au monde. . . » Je vous dis : Vous, radicaux, je vous repousse, non parce que je suis monarchiste ; je vous repousse au nom de la liberté, parce que je suis libéral... » J'ai bien le droit d'invoquer les six mois que M. Gambetta a passés au pouvoir et de lui dire : J'en sais assez pour désirer que jamais le pays ne vous confie ses destinées. . . » Si jamais les doctrines que je combattais tout à l'heure venaient à triompher, je me consolerais d'être leur victime, mais je ne pourrais me pardonner d'avoir été leur complice. » Et voici qu'il vient de se faire non-seulement leur complice, mais aussi leur obligé. Restera-t-il inconsolable? Restera-t-il dans la dépendance de ses bienfaiteurs? Mais j'ai été rassuré sur le sort de ce père conscrit lorsque je l'ai vu saisir plus adroitement que décem- 120 ON DEMANDE UN TYRAN ment la première occasion de s'acquitter; — lors- qu'il a protégé contre M. Buffet l'insolence de maître Gambetta, lorsque surtout je l'ai vu si soucieux de se délivrer de sa dette, que, craignant de ne l'avoir pas encore suffisamment acquittée par cette sortie qui avait cependant scandalisé le public, il l'a encore payée « par surcroît » en n'entendant que le len- demain des paroles prononcées à haute voix par M. Naquet, paroles que tout le monde avait enten- dues, excepté le président de l'Assemblée, M. le duc d'Audiffret-Pasquier, et qu'il eût été du devoir du président de réprimer avec toutes les sévérités dont il est armé. C'est cher, mais c'est payé. Si cette fois le diable ne le tient pas quitte, le diable est difficile et peut être, à bon droit, traité d'usurier. M. d'Audiffret-Pasquier peut, je le crois, se considérer comme dûment libéré, et reprendre dans la vie politique la situation qu'il y avait autre- fois. Qu'il ne s'inquiète pas du discrédit momentané qu'a pu jeter, sur son caractère, l'évolution qu'on lui a vu exécuter. Dans Jiuit jours; grâce au caractère français, on n'y pensera plus, — dans un mois on l'aura oublié; — dans trois mois, ça n'aura pas eu lieu, et il sera ridicule d'en parler. Cependant le nouveau père conscrit voudra-t-il re- noncer si vite aux avantages de sa nouvelle manière ? Revenons au vers de Virgile qui sert d'épigraphe à ce chapitre : ON DEMANDE UN TYRAN 121 Faites, ô Amaryllis, trois nœuds de trois couleurs. Necte tribus nodis ternos, Amarylli, colores Ornez-vous d'opinions panachées de trois fois trois couleurs, et même davantage, si vous en connaissez et s'il s'en présente. Cette églogue mérite que nous nous arrêtions un moment; il semble qu'elle soit pleine de prédictions et que ces prédictions regardent le nouveau sénat et le nouveau sénateur. Ce n'est pas la première fois, du reste, que Vir- gile passe pour prophète, — et on sait que Cons- tantin et beaucoup de chrétiens avec lui voulaient voir, dans l'églogue à Pollion, l'annonce de l'avéne- ment du Christ. Ce ne serait pas non plus la pre- mière fois qu'on interrogerait Virgile, en ouvrant son livre au hasard, les « sorts virgiliens ». « Je dirai les combats des Bergers, Damon et Alphésibée (les gauches et les droites) » : Pastoruin musam, Damonis et Alphaesibei. Pastores, — les pasteurs, les conducteurs, les représentants du peuple. Damon appuyé sur le bois poli : Incumbens tereti Damonis ... olivœ. N'est-ce pas la tribune ? « On va voir les griffons s'unir aux cavales, et désormais les daims timides «viennent avec les chiens boire à la même jatte » : 122 ON DEMANDE UN TYRAN Jungentur jam gryphes equis... Cum canibus timidi venient ad pocula danite. N'est-ce pas l'alliance des légitimistes, des bona- partistes et des soi-disant républicains? Mais voyez comme le poëte appuie sur ce sujet : « Que l'aulne couvre sa cime des fleurs de nar- cisse, — que les chênes produisent des pommes d'or, — que les bruyères suent l'ambre, — ,que les hiboux et les cygnes mêlent leurs voix » : Aurea dura? Mala ferant quercus. Narcisso floreat alnus. Pingula corticibus sudent electra nûrycae Certent et cycnis ululae. Cycni — les cygnes : les blancs ; — est-ce assez clair? Et l'enchantement : ...Fragiles incende bitumine lauros. « Brûle à la flamme du pétrole tes fragiles lau- riers. » Lauros, — la réputation que tu t'étais faite dans les commencements de l'Assemblée. « A la flamme du pétrole », — bitumine; — est- ce assez limpide? Et ces nœuds. Trois bandeaux de diverses couleurs : Terna... triplici diversa colore. Necte tribus nodis ternos... colores. ON DEMANDE UN TYRAN 123 Toutes les couleurs, toutes les nuances réunies pour un seul vote; ces nœuds (nodis) enchaînant ensemble les adversaires d'hier. Et pour terminer cette image par laquelle M. le duc d'Audiffret-Pasquier est si clairement désigné sous le nom de Mœris : « J'ai vu Mœris se changer en loup et se cacher dans les forêts avec les loups. » ...Ego... lupum fieri et se condere sylvis Mœrim. Et ces traitements de sénateurs partagés. « J'ai vu les moissons livrées à d'autres qu'au laboureur. » Atque laetas alio vidi tradere messes. Etc. Voici, ont assuré certains sténographes, la phrase textuelle prononcée par M. Naquet, et que M. d'Au- diffret-Pasquier n'entendit que le lendemain, en exagérant le phénomène qui fait qu'on n'entend le bruit du tonnerre ou du canon qu'un certain temps après avoir vu l'éclair ou le feu de la lumière : « Entre les massacreurs de Versailles et les dé- fenseurs des barricades, mon choix est fait. » Tandis qu'on lisait le lendemain au compte rendu officiel qui, paraît-il, entend mal les choses que le président de l'Assemblée n'entend pas : « Entre ceux qui, exaspérés par quatre jours d'exécutions sommaires, ont agi dans un moment 124 ON DEMANDE UN TYRAN de désespoir, et ceux qui ont fusillé sans jugement plus de 10,000 citoyens, mon choix est fait. » Malgré ces euphémismes, le sens est le même ; je ferai cependant de nouveau ici une remarque que j'ai faite plus d'une fois depuis trente-sept ans que les Guêpes existent : Il est de l'intérêt, il est du droit des électeurs de savoir exactement les faits, dits et gestes des re- présentants auxquels ils confient leur fortune, leur honneur et leur vie de nation ; il ne devrait pas être permis ni aux orateurs de corriger leurs dis- cours avant l'impression au Journal Officiel, ni au président de l'Assemblée de modifier, de supprimer même certains passages des discours de certains députés, ainsi que je l'ai « relevé » dans plusieurs exemples. De même, il devrait être imposé aux journaux de ne parler de ce qui se passe aux assemblées qu'en en donnant à leurs lecteurs un compte rendu textuel et non tronqué, arrangé, sophistiqué. Ce compte rendu devrait être rédigé par des sté- nographes jurés, sous la surveillance d'un comité formé de sténographes des journaux de toutes nuances, et imprimé dans le local même de l'As- semblée aux frais de l'État, et on le livrerait aux journaux qui l'intercaleraient chaque jour dans leur feuille, au nombre justifié de leur tirage, — on ne leur ferait payer que le papier. ON DEMANDE UN TYRAN 125 Par ce moyen, l'électeur pourrait suivre, surveiller et juger son représentant, et ni le représentant ni les journaux amis ou hostiles ne pourraient ni arranger ni déguiser ses paroles. Un seul journal, je crois, le Moniteur Universel, s'acquitte envers ses lecteurs de ce devoir de leur donner les séances complètes, mais cela ne comporte pas une garantie suffisante de l'exactitude du texte; autant que le moyen que je propose. Revenons à la phrase de M. Naquet; que le mot de massacreurs y soit ou n'y soit pas, le sens est le même : M. Naquet se place hautement de sa volonté, et par son choix, dans les rangs des assassins des otages et des incendiaires de nos monuments, son « choix est fait ». Mais ne pourrait-on pas lui demander pourquoi alors il a attendu si longtemps? pourquoi il n'était pas avec eux derrière les barricades, au moment du danger où lui et ses amis et complices avaient tant contribué à les jeter? et pourquoi aussi il vote au- jourd'hui avec M. Thiers, qui a commandé ce que M. Naquet appelle les « exécutions sommaires » ou les « massacres ». La réponse est simple : La cause est celle qui abritait maître Gambetta sous les orangers de Saint-Sébastien, et qui lui faisait 126 ON DEMANDE UN TYRAN refuser l'appui (?) de sa parole à son intime ami Cavelier, dit Pipe-en-Bois,qui appelait à son secours, cette même éloquence (?) qui allait le faire mettre aux galères, me rappelant une romance où la jeune beauté abandonnée regrette : Ces paroles qui m'ont perdue Et... qu'hélas! je n'entendrai plus. Cette cause, c'est que ces messieurs, en attendant qu'ils aient. . . conquis. . . autre chose qu'ils puissent conserver, se montrent d'ardents et vigilants conser- vateurs de leur précieuse peau. Je le répète, je n'aurais absolument rien contre l'amnistie, dans les conditions que voici : Ramener en France les quelques fous, les quelques égarés qui peuvent se trouver à Nouméa, en les faisant remplacer chacun par un des chefs qui les ont non pas conduits, — non, ça brûle, — mais poussés aux actes qui ont amené leur condamnation. M. Naquet qui, avant et plus que les autres, a le courage d'a- vouer qu'il est de cœur avec eux, que son « choix est fait », ne pourrait se plaindre d'être « choisi » le premier pour aller prendre la place d'un de ces pauvres diables. Puis ensuite, tous ceux qui, réclamant l'amnistie pour « les frères absents », avouent leur complicité, et qui ne pourront refuser, sans mauvaise grâce, d'aller les relayer, prendre leur place pour au moins quelque temps. ON DEMANDE UN TYRAN 127 Loin de moi, certes, la pensée de prêcher la ven- geance aux exilés, aux déportés, aux parents, aux amis des fusillés; mais je dois leur dire cependant que, si jamais ils en avaient une à exercer, ils ne pourraient le faire avec justice que s'ils l'exerçaient à l'égard de ceux qui, mettant le feu à la patrie pour faire cuire sur la braise la côtelette de leur déjeuner, les poussent, les jettent, depuis bientôt un demi-siècle, dans toutes sortes de troubles, de désastres, de misères, ne plaignant ni les ruines ni les morts, pourvu qu'ils arrivent, eux, à vivre et à bien vivre, à satisfaire leurs appétits exaspérés, sans peine et sans travail. Sied-il à des... « législateurs » de se montrer contempteurs des lois? N'en est-il pas une qui punit l'apologie de tout acte qualifié par la loi crime ou délit? Sied-il au gouvernement et à la justice d'un pays, comme la France, de permettre qu'on encou- rage et qu'on glorifie publiquement la révolte, l'as- sassinat et l'incendie? Et l'amnistie, — sinon dans les conditions que je propose, le remplacement des égarés par leurs guides, — ne dirait-elle pas : « Ne vous gênez pas, recommencez, suivez ces exemples ; vous voyez bien que ce n'est pas dan- gereux, que la « perpétuité a des peines est une 128 ON DEMANDE UN TYRAN des choses qui durent le moins et n'est qu'une farce; allez toujours, nous sommes là, nous vous ferons revenir? » XVI Ce serait une grave et dangereuse erreur de croire que tout est arrangé et terminé par l'adoption du scrutin d'arrondissement; — c'a été certes un point important à conquérir, — important comme un buisson auquel s'accroche un voyageur en train de rouler dans un précipice sans fond. — Mais le buis- son n'est ni un but, ni un séjour possible, — il permet seulement de reprendre haleine, d'attendre des secours et d'en profiter en s'aidant de toutes ses forces. Avec le scrutin de liste, la société était désarmée; avec le scrutin uninominal, elle n'est pas sauvée, mais elle est armée, — elle a part égale du terrain et du soleil, — il lui reste à combattre avec cou- rage et résolution sans négliger les ressources de l'adresse et de l'escrime. Il ne faut pas se dissimuler tout ce que cette im- portante conquête du scrutin d'arrondissement a cependant d'insuffisant ; — pour que le suffrage ON DEMANDE UN TYRAN 129 universel fût. . . universel, pour qu'il lut réellement l'expression des sentiments et de l'opinion du pays il faudrait qu'il fût à deux degrés. Il faudrait encore que le suffrage fût obligatoire, et enfin qu'une pé- nalité sévère menaçât ceux qui seraient tentés de commettre des fraudes. Il ne faut pas oublier que M. Cotte, hier encore représentant du Var, et de- main candidat au Sénat — car on m'assure qu'il se présente — a été convaincu en pleine assemblée de la Chambre des députés d'avoir glissé de faux bul- letins dans l'urne électorale, en faveur de ses amis Gambetta et Laurier, dont l'élection fut solennelle- ment cassée. M. Cotte n'en a pas été autrement puni; on n'a pas compris que c'était là le plus grand crime politique dans une forme de gouver- nement où tout repose sur l'élection. Ce n'aurait pas été, ce ne serait pas trop, comme je l'ai dit alors, d'envoyer aux travaux forcés le fonctionnaire coupable d'un pareil méfait. C'est aux électeurs à combler ces deux lacunes. L'abstention aux prochaines élections serait un crime et contre la patrie et contre soi-même. L'ar- mée de l'anarchie sera au complet ; ses enfants per- dus surtout, ses troupes irrégulières voteront plutôt deux fois qu'une ; il n'ont ni affaires, ni travail qui les empêchent de se transporter sur les divers points de l'arrondissement, — de faire des stations dans les cafés, les brasseries, les tavernes et les cabarets, pour y prendre le mot d'ordre. 130 ON DEMANDE UN TY&À Après l'abstention, il est à éviter une autre cause de défaite et de ruine pour les conservateurs. Il n'y a en ce moment que deux couleurs en pré- sence, — il ne faut pas s'amuser à jouer sur les nuances; commencez par gagner la couleur, vous discuterez la nuance plus tard. Les chances des can- didats bien étudiées dans chaque arrondissement, il faut réunir vos votes sur celui d'un des candi- dats d'un des partis conservateurs, qui aura le plus de chances déjà acquises. Autrement, il vous arrivera ceci : pour vous opiniâtrer à choisir abso- lument du bleu clair ou du bleu de roi, au lieu de ne vous occuper que du bleu, vous finiriez par être forcé d'accepter et d'endosser du rouge. Voyez vos adversaires, ils ne sont pas scrupuleux sur la nuance, — ils ne s'attachent pas — quels que soient leurs goûts et leurs sympathies — au rouge vin, ou au rouge sang, ou au rouge feu : — ils admettent l'écarlate, et le pourpre et le nacarat, et le carmin et le rose, et au besoin ils mettront dans leur pot à couleur, s'il n'est pas plein, et du bleu et du blanc et du vert qui altéreront plus ou moins la couleur, en la rendant plus sombre ou plus claire mais seront absorbés par elle, comme nous l'avons vu pour l'élection des soixante-quinze sénateurs. En ce naufrage où nous sommes, il ne faut pas ON DEMANDE UN TYRAN 131 que chacun se jette à la mer, qui avec un aviron, qui avec un tronçon de mât, qui avec une cage à poules, qui avec d'autres débris, — il faut réunir la cage à poules, le tronçon de mât, l'aviron et tous les autres débris surnageants et en. former un ra- deau, sur lequel tous trouveront place et auront des chances de salut, en confiant la conduite de l'embarcation aux vrais marins et à un vrai pilote. Il faut s'occuper de consolider et de maintenir le radeau sur lequel nous sommes aujourd'hui : — la république conservatrice avec la présidence de M. de Mac-Mahon, sans penser à autre chose jusqu'à l'é- poque légalement fixée pour la révision possible de la constitution ; on verra alors si la république a pu s'acclimater et faire des racines, et personne ne le désire plus que moi. XVII Je l'ai dit plus d'une fois à mes lecteurs, je suis républicain de conviction, de théories, de sentiments, de raisonnement ; mais je suis aussi jardinier, — Je sais que la Providence et la nature sont riches et généreuses, — partout il peut germer, végéter quel- que chose, — mais tout ne vient pas partout ; la crête des murs nourrit des giroflées jaunes et par- 132 ON DEMANDE UN TYRAN fumées, — le sommet des toits de chaume se pare d'iris violets, — les pins trouvent dans les rochers les plus durs des fissures où leurs racines pénètrent et conquièrent une alimentation suffisante. Il n'est pas jusqu'aux rochers les plus nus en apparence, en partie submergés par la mer, qui ne produisent à leur sommet le perce-pierre au feuillage touffu. Les eaux aussi ont leur végétation : les nym- phœa, les nelumbium, les sagittaires, les apono- getons, les valisnières, et cent autres plantes donnent aux étangs des surfaces fleuries, — la mer elle-même a ses algues et ses varechs. Mais si vous voulez planter les giroflées dans la mer, le perce-pierre dans l'étang, les nymphœa sur les toits de chaume, les sagittaires sur les rochers, tout mourra. Il faut donc étudier si. le bouillonnement ap- paisé, lorsque la surface du pays sera redevenue calme et transparente, ^notre sol peut accepter et nourrir la forme républicaine, c'est-à-dire le gou- vernement le plus équitable, le plus sensé, le plus élevé et, pour tout dire, le seul légitime. Si oui, il faudra que tout le monde laboure, bêche, sarcle, fume, et emploie tous les efforts pour faire végéter d'une façon luxuriante l'arbre qui doit nous abriter. Si non, il faudra reconnaître que tel sol ne pro- duirait que de mauvais froment, qui peut donner ON DEMANDE UN TYRAN 133 d'excellent vin, — que tel autre qui serait impropre à la vigne, peut former de riches pâturages, et qu'il faut de toute nécessité approprier la culture au sol. J'ai, pour ma part, fait une partie de ces études depuis 1830, et je le crains avec chagrin, la nation française si bien douée sous beaucoup de rapports ne me paraît pas jusqu'ici avoir reçu les goûts, les penchants, les aptitudes qui peuvent procurer l'ins- tallation définitive de la forme républicaine. Une forme de gouvernement et la république plus que toute autre, ne peut subsister qu'en se fondant sur les mœurs; eh bien, nos mœurs actuelles sont aussi anti- républicaines qu'il est possible de l'ima- giner, et semblent chaque jour s'éloigner de la répu- blique. — Je suis républicain; mais j'en cherche en vain un. Voyez avec quelle facilité les soi-disant républicains abandonnent leurs principes les plus fon- damentaux pour augmenter ou hâter leurs chances d'arriver au pouvoir et à l'argent; la république, pour eux, n'est pas un but, mais une échelle et les soi-disant républicains sont simplement des joueurs qui « pontent » sur la rouge. Les preuves de ce que je dis ici se présentent chaque jour par centaines; — j'en citerai une d'hier : 8 134 ON DEMANDE IJX TYRAN Un tribunal vient de rendre un jugement à pro- pos d'un sieur Nicaise qui avait ajouté à son nom la fameuse particule de... ceci ou de cela, — de l'Orme, ou du Chêne, ou du Balai de Crin, ou du Pot à beurre, ou de l'Oise, ou de n'importe quoi. « Le tribunal, » Attendu que Nicaise, sans droit, et en vue de s'attribuer une distinction honorifique, a publique- ment modifié son nom, » Le condamne à mille francs d'amende. » Je choisis ce fait dans un tas, parce qu'il présente à la fois deux des principaux côtés anti-républi- cains du caractère français, — il y en a d'autres. J'ai déjà fait remarquer, dans les Guêpes, avec quelle avidité de grenouilles après des loques rouges on se jette sur les plus futiles et les plus menson- gères distinctions. — Le commerce des décorations interlopes ou imaginaires est en pleine prospérité; — tous les Dubois, les Delaunays, coupent leurs noms en deux, s'appellent du Boys ou de l'Aulnaie, — et dernièrement la chancellerie voulant essayer de mettre un terme à cet abus qui n'est pas pra- tiqué seulement par des sots, mais aussi par des coquins, — avait, comme je l'ai raconté, fait en- voyer des ordres aux divers magistrats pour pour- suivre ce genre d'infraction. Eh bien, il a fallu rapporter ou ajourner cette mesure, parce que non- seulement un grand nombre de députés et de fonc- tionnaires étaient dans ce cas, mais deux ou trois ON DEMANDE UN TYRAN 135 ministres n'auraient pu établir des droits suffisants aux titres ou aux particules ajoutés à leur nom. Cela n'est qu'un des côtés de la question, il en est un autre. — Le premier démontre clairement que nous ne demandons l'égalité qu'avec ceux qui sont au-dessus de nous, et cela jusqu'au moment où, ayant atteint à notre tour l'échelon où ils sont juchés, nous pensons à les précipiter ou à leur monter sur la tête pour arriver à l'échelon supé- rieur; — quant à l'égalité avec nos inférieurs, il n'en est pas même question. Le second côté de la question est le respect de la loi, — c'est le fondement et l'assurance de la liberté. — Eh bien, non-seulement il n'est aucune des 87,000 lois que nous possédons qui ne soit violée chaque jour, même par ceux qui ont devoir et intérêt à les respecter , mais la répression de ces infractions n'est faite que « au hasard de la four- chette ». Ainsi Nicaise change, altère, modifie son nom, « sans droit », par vanité, « dans le but de s'attri- buer une distinction honorifique », d'usurper une considération mensongère; — la loi considère cet acte comme un délit, et prononce une pénalité contre ceux qui commettent ce délit. Le ministère public cite Nicaise à la barre, ex- pose son cas, et requiert contre lui. Le tribunal l'interroge, reconnaît le bien fondé 136 ON DEMANDE ON TYRAN de l'accusation, le condamne, et lui applique la péna- lité prononcée par la loi. Rien de mieux. Mais, êtes-vous bien certain que, dans l'auditoire, parmi les avocats présents à la barre, peut-être même parmi les juges, il ne se trouve personne dans le même cas que Nicaise? — Eh bien, je de- mande ou je prends la permission d'en douter, tant cette ridicule folie est répandue aujourd'hui. — Est- il un de nos lecteurs qui, parmi ses connaissances ne puisse désigner quelqu'un, et presque toujours quelques-uns, qui se soit ainsi, de sa propre volonté, affublé indûment d'un titre, d'un second nom, ou de la bienheureuse particule? — Jetez un regard autour de vous, faites l'appel de vos connaissances et dites-moi la réponse. Alors, pourquoi Nicaise est-il seul accusé et con- damné? pourquoi fait-on payer 1,000 francs d'amende à Nicaise, quand tant d'autres ne payent rien? Nicaise est coupable, je le reconnais, sans que son crime m'inspire une bien profonde horreur, mais le crime de la justice est le plus grand qu'il puisse com- mettre : l'injustice. Pour faire une république, il faut des républicains ; il faut l'égalité, et surtout l'égalité devant" la loi; il faut le respect absolu et le maintien inflexible de la loi. Vous ne pouvez vous dire républicains, vous ne pouvez vous sentir libres qu'à ce prix. ON DEMANDE UN TYRAN 137 XVIJI Rien de plus naturel, quand on est mal, que de chercher à être bien. Il est naturel encore mais souvent imprudent, quand on est bien, de s'efforcer d'être mieux; — le mieux, dit un proverbe, est l'ennemi du bien. Robinson, sur son île, où il s'est tant bien que mal installé, se construit un canot et va à la dé- couverte; mais, avant de partir, ii étudie la posi- tion et l'orientation de l'île qu'il quitte pour être sûr de la retrouver s'il ne trouve pas mieux. Assez peu nombreux sont aujourd'hui ceux qui peuvent se rappeler les dix-huit années de rare pros- périté dont a joui la France sous la royauté de Juil- let; — on s'est ennuyé de son île, on a construit un bateau, et on a abordé successivement plusieurs autres îles : En 1848? l'île de la République; on n'y est pas resté longtemps, on s'est rembarqué, et on a abordé à l'Empire; Puis à une nouvelle république en 1870; la com- mune nous a fait voir que cette île était hantée par un assez grand nombre de tigres, hyènes, chacals, crocodiles, et autres bêtes féroces, — on essaye' 8. 138 ON DEMANDE UN TYRAN d'y rester et de se fortifier contre elles, parce que cette île se recommande par la salubrité de son climat, la fertilité de certaines productions sédui- santes, — mais si on ne réussit pas, il ne faut pas perdre l'orientation de l'île que nous avons quittée en 1848. On se préoccupe beaucoup de la lettre que vien- nent de publier les deux princes d'Orléans, qui faisaient partie de l'Assemblée défunte, et l'on y cher- che des sens variés ; — je n'y vois qu'une chose : ce sont des pilotes, pour le moment sans ouvrage, qui s'asseoient sur leur banc, au bord de la mer. les yeux fixés sur l'horizon. Si on ne signale pas de navire en danger, ils fu- ment tranquillement leur pipe. Si un navire en détresse appelle le secours d'un pilote, ils sont là. XÏX Et moi aussi je veux parler du manifeste de M. de Mac-Mahon ; — voici ce que j'y comprends. Texte : 1° « JusqU'en 1880, j'ai seul le droit de provo- quer la révision des lois constitutionnelles qui vien- nent d'être votées; — ces institutions ne doivent être révisées qu'après essai loyal ; ON DEMANDE UN TYRAN 139 2° » Je ferai prévaloir une politique conserva- trice et vraiment libérale; 3° » Au-dessus des souvenirs, des aspirations et des engagements de parti ; 4° » Une autorité forte — droits, intérêts légi- times; 5° » Il faut désarmer et décourager ceux qui troublent et voudraient troubler cette autorité par les propagations de doctrines anti- sociales et de programmes révolutionnaires ; 6° » J'exercerai sans faiblesse le pouvoir dont je suis investi. » Traduction et glose : Art. 1er.— N'espérez, ô monsieur Thiers, ô maître Gambetta et autres, ni me décourager, ni m'inti- mider, ni prendre ma place. Je ne suis pas du tout certain que la république soit possible et s'acclimate en France, — mais il faut cinq ans de paix, pendant lesquels le pays achèvera sa convalescence : — appelez ça répu- blique, si vous voulez, — il faut même l'appeler république; nous verrons bien si elle marche, — mais pour qu'elle ne fasse pas de chute dangereuse, nous la soutiendrons avec des lisières. — En 1880, on avisera. ,\RT. 2. _ Los places l'argent, les dignités ne seront plus au pillage, — le nom de la liberté ne sera 140 ON DEMANDE UN TYRAN pas un euphémisme, un petit nom, et le dernier déguisement, le dernier masque du despotisme. Art. 3. — « Les souvenirs », — c'est-à-dire les légitimistes et les bonapartistes; — « les aspirations», — c'est-à-dire « l'avènement des nouvelles couches sociales »; — les faims et les soifs des soi-disant républicains; — « les engagements de parti », — c'est-à-dire les honteuses et ridicules coalitions qui ont présidé à l'élection des soixante-quinze premiers sénateurs. Art. 4. — « Une autorité forte », — « droits, intérêts légitimes » ; c'est-à-dire on respectera et on fera respecter les lois; — on ne promettra plus aux « travailleurs » qu'ils vivront sans travailler. — le fruit du travail passé sera respecté ; — c'est à une autre moisson que les nouveaux moissonneurs demanderont leurs gerbes, ils sèmeront, cultiveront, faucheront eux-mêmes sur terre et non dans les gre- niers d'autrui. Art. 5. — « Désarmer », comme les gens dont il s'agit n'ont d'armes que dans la langue, et ne se servent jamais que de celles qui peuvent leur couper les doigts, on s'occupera de leur langue : — « doc- trines anti-sociales »; lisez : les soi-disant socialistes qui rendraient toute société impossible et nous feraient fatalement faire une rechute en sauvagerie. ON DEMANDE UN TYRAN 141 Art. 6. — J'avais annoncé déjà que les lois seraient inexorablement obéies, — ça ne s'est pas réalisé tout à fait, — mais cette fois c'est pour de bon. Ainsi traduit, ce programme est excellent. Mais, C'est surtout en politique qu'il faut distinguer ce qu'on dit de ce qu'on fait. Voyons un peu comment ce programme pourrait êlre suivi; car il ne faut pas que, proclamant la politique de M. Buffet, on suive ensuite celle de MM. Say et Dufaure. Corollaires. J'espère, — ■ mais je voudrais en être certain, — qu'ils sont dans l'esprit du Maréchal, président de la République. 1° J'obéirai aux lois, mais je n'obéirai qu'aux lois; mes ministres tireront « le char de l'État », vieux style, — attelés les uns au timon, les autres en volée, mais tenus par les mêmes guides, et marchant ensemble dans le même sens, de la même allure et du même pas. Je n'aurai plus d'attelages tout à l'entour dudit char, qui l'empêcheraient de marcher et le verseraient nécessairement dans la boue; — ceux qui voudront aller individuellement à droite ou à gauche, à hue ou a dia, et essayeront de c< tirer » hors du droit chemin, ceux qui voudront galoper aux descentes, seront dételés et iront seuls où ils voudront. 142 ON DEMANDE UN TYRAN Je supprime d'un coup le grand attrait de la guerre qu'on fait au pouvoir clans les assemblées; — je supprime le butin et les dépouilles opimes, — et voici comment : Quant à ma place de président, « j'y suis, j'y reste» jusqu'en 1880. Ni M. Thiers, ni aucun autre ne la prendra; non- seulement on ne m'intimidera pas, mais on ne me découragera pas; on pourra m'inspirer du dégoût, mais on ne me dégoûtera pas. Quant aux portefeuilles, les ministres que j'ai choisis garderont leurs portefeuilles, sauf les cas où ils voudraient ou « porter l'arme à volonté » ou ne plus marcher au pas, ou mettre leur enjeu à cheval sur deux couleurs ou sur quatre numéros; s'il arrive alors que je doive me séparer d'eux ou de quelques- uns d'entre eux, je déclare dès à présent que je prendrai leurs successeurs en dehors de l'Assemblé/', et jamais dans les rangs des hommes politiques appartenant à un parti ou à une coterie; il est donc inutile de tuer des gens dont on n'a aucune chance d'hériter. Le mât de cocagne est là — graissé, huilé, suive; il est toujours surmonté d'une couronne de lierre, mais il n'y aura plus désormais ni montre, ni tim- bale, ni cervelas accrochés à la couronne. Ceux qui se contentent de lierre et à qui l'exercice est salu- taire, peuvent s'évertuer à grimper pour la gloire; — le mât est là. libre à chacun d'v user ses culottes ON DEMANDE UN TYRAN 143 — mais l'État ne se chargera plus d'en fournir d'autres. On n'a donc pendant cinq ans à espérer ni ma place, ni celle d'aucun autre; armez-vous, escrimez- vous, valeureux chevaliers, vos armées même coalisées ne vous mèneront à rien, — elles tourneront en rond comme celles du cirque. Quant aux doctrines que j'appelle antisociales, ce sont celles des soi-disant républicains, démocrates, socialistes, transigeants, intransigeants, rnariannistes, etc., c'est-à-dire de ceux qui empoisonnent toutes les classes de Ja société en faisant luire à leurs yeux des mirages décevants : en disant au laboureur que ce n'est pas en labourant ; au cordonnier que ce n'est pas en faisant des souliers; à l'avocat que ce n'est pas en plaidant; à l'écrivain que ce n'est pas en faisant des livres et des pièces de théâtre; au bûche- ron que ce n'est pas en fendant du bois ; au médecin que ce n'est pas en soignant des malades ; au cocher de fiacre que ce n'est pas en menant sa voiture, qu'ils peuvent vivre dans l'abondance, mais que c'est en s' agitant, m bavardant dans les cabarets, en conspirant, en faisant des émeutes et des révolu- tions, etc. J'appelle doctrines antisociales celles qui surex- citent et exaspèrent les besoins, les habitudes, les désirs, les espérances, à un tel point, que, ce qu'il 144 ON DEMANDE UN TYRAN existe de richesses ne suffirait pas pour donner satis- faction à tout le monde, — tellement que, pour que les pauvres soient contents, il faut que les riches deviennent pauvres, — lesquels se mettraient en de- voir de dépouiller les vainqueurs à leur tour, ce qui nous assurerait une guerre civile et acharnée à perpétuité. Ajoutons ceci : Ces richesses qu'on s'arracherait, qu'on se prendrait et reprendrait, iraient se détériorant et diminuant, car tout le monde serait consommateur, il n'y aurait plus de producteurs des richesses véritables qui sont les produits de la terre et du travail; — à mesure que la production diminuerait, la rareté amènerait renchérissement. Le signe transmissible, c'est-à-dire l'argent, s'avi- lirait en même temps, et on ne tarderait pas à voir, comme du temps de Law et des assignats, une paire de souliers se payer huit cents francs et soixante francs une botte de petits radis, si bien que, dans un temps donné, les détenteurs de l'argent seraient aussi pauvres que les dépouillés et qu'on arriverait à l'égalité de la misère. Notez que nous avons déjà conquis l'égalité des dépenses qui y mène en ligne droite. Il n'y a que Dieu, la nature et la terre qui peu- vent donner aux uns sans prendre aux autres ; mais dans les doctrines prêchées par les Gambetta, les Louis Blanc, les Naquet, les Pyat, lesVermesh, etc., ON DEMANDE UN TYRAN 145 qui voudrait travailler? qui voudrait labourer? qui voudrait gagner sa vie et celle de sa famille à la sueur de son front? Tout le monde ferait et fait déjà un peu, tous les jours davantage, comme un gamin, neveu de Mazzini, auquel ses camarades de collège demandaient quelle carrière il suivrait, ses études finies. ^ — Moi, répondit-il, je me ferai conspirateur. Comme il eût dit je me ferai ingénieur ou militaire. 11 y a longtemps déjà que ce n'est plus à Dieu, mais au diable que la plupart des gens demandent leur pain quotidien. « J'exercerai sans faiblesse les pouvoirs dont je suis investi. » Il n'y aura plus une loi, plus un arrêté, plus une ordonnance qui ne soit exécutée à la lettre, s'appli- quât-elle aux choses en apparence les plus insigni- fiantes. On ne pourra ni les enfreindre, ni les éluder, ni leur échapper. M. de Mac-Mahon, dans son manifeste, semble comprendre qu'il faut imiter le dernier des trois Horaces, — les deux premiers sont tués, — et combattre nos ennemis en les divisant. — Lisons Tite Live : ... Les Romains n'ont plus d'espérance, mais 9 146 ON DEMANDE UN TYRAN cependant encore de l'inquiétude. — Qu'espérer en effet du dernier Horace qui est enveloppé par Jes trois Curiaces. . . Il est trop faible contre ces trois ennemis réunis ; pour diviser leur attaque, il s'enfuit, certain qu'ils le suivront à des distances inégales. Un, en effet, est très-près de lui, il se retourne brusquement et fond sur lui Vainqueur, Ho- race marche au second ennemi1. Disons, d'une façon moins littéraire peut-être, mais d'autant plus expressive, — que tout le monde doit s'occuper du péril social ; — il faut mettre en ordre les devoirs comme les besognes et les dangers. Il serait dangereux et ridicule, en voyant venir un loup, la gueule béante et les dents claquant à vide, de s'occuper à chercher ses puces. Ce n'est pas arbitrairement que je disais tout à l'heure que par doctrines anti-sociales, le Maréchal entend les doctrines (si doctrines il y a) des pré- tendus socialistes. 1. Jàm spes tota, nondum tamen cura deseruerat exanimes vice unius quem très Curiacii circumsteterant. — .. Ut segregaret pugnam eorum, capescit fugam, ità ralus ven- turos ut quemquem vulnere affectum corpus sineret... videt magnis intervaiiis sequentes... unum haud procul ab sese abesse, in eum magno impetu redit. . . jam Horatius cœst» hoste victor, secundam pugnam petebat. ON DEMANDE UN TYRAN UT Nous sommes dans ces moments de trouble où les mots employés comme projectiles et armes de guerre sont jetés et « flanqués » au hazard, et ne conservent pas plus leur sens réel, étymologique et grammatical, que des mottes de terre ou des bou- les d'argile qu'on se lancerait réciproquement à la tête, — ou même des balles de plomb tirées sur une plaque de fonte, ne gardent leur forme. « Quand le langage se corrompt, disait Sénèque, quand on se plaît à détourner le sens des mots et à en créer de nouveaux, ne doutez pas que les mœurs ne soient dépravées; la débauche du lan- gage est un indice de l'abaissement des esprits, sur- tout si elle passe du vulgaire aux classes élevées, etc.1» Pour les soi-disants socialistes, ce mot de socia- listes est loin d'avoir le sens que lui assignent les dictionnaires, la grammaire et le bon sens. En effet, une révolution « ne fait pas ses frais », et est une calamité si elle n'est pas sociale, c'est-à-dire si elle n'a pas pour but et surtout pour résultat d'amélio- rer la condition des pays et des individus, de dé- truire des abus graves, — car alors elle n'amène 1. In oratione fingit, ignolà et deflectit. . . ubicumque vide- ris orationem corruptain, ibi mores quoque à recto descivisse non erit dubiura. sic orationis licentia ostendit animos quoque procidisse. . . etc. 148 ON DEMANDE UN TYRAN que ceci : que M. Thiers succède à M. Guizot, que M. Guizot remplace M. Thiers, — ou bien que M. Dufaure, ministre de Cavaignac, succède à M. Du- faure, ministre de Napoléon III, lequel sera rem- placé par M. Dufaure, ministre de M. Thiers, — puis par M. Dufaure, ministre du maréchal de Mac- Mahon. — De même que M. Thiers faisait partie des ministères désignés par Louis Bonaparte à Stras- bourg, et par la duchesse de Berry en Vendée. Une révolution qui ne fait que faire changer de mains les fonctions et l'argent et les abus, n'abou- tit, comme le disait mon matelot Buquet qui démé- nageait, qu'à « changer de punaises. » Il est quelques soi-disant républicains instruits, qui savent au fond ce que veut dire socialisme, mais, soit défaut de bon sens, soit défaut de bonne foi, ils font de la lumière une torche qui met le feu à la maison ; voyez Louis Blanc professant ces deux monstrueuses absurdités : le droit au travail et l'é- galité des salaires, etc. Les autres, joignant l'ignorance proverbiale de la carpe à l'avidité du brochet, disent comme maî- tre Gambetta que « il n'y a pas de question sociale », et comme M. Rochefort, qu'il ne leur faut que « un quart d'heure pour la résoudre. » Les différents noms et sobriquets dont s'affublent ces pseudo-républicains, ne sont que des degrés et des grades qu'ils s'attribuent. ON DEMANDE UN TYRAN 149 Je suis républicain, dit l'un, — moi, démocrate, dit l'autre, — et moi, intransigeant, — et moi so- cialiste, — ça veut dire : je suis plus républicain que toi, et je demande une part plus grosse dans les dépouilles de la société : — republicanus, repu- blicanior , republicanissimus , republicanissississi- mus. XX Car il ne faut pas s'y tromper, la prétendue poli- tique de ces farceurs sinistres consiste à persuader au peuple de tirer du feu pour eux des marrons, dont ils ne lui donnent jamais sa part. Dieu sait que de doigts s'y sont brûlés. Leur doctrine, c'est le brigandage, car le peuple — je parle de la nation entière et non d'une par- tie, — le peuple détourné de la richesse réelle serait bien vite ruiné, — ce ne serait plus, comme cela est, un fleuve d'or où tous peuvent puiser, mais une tire-lire qu'on casserait. De tout l'argent des riches il n'y aurait à faire qu'une orgie, — comme font des pirates sur un vaisseau surpris, après quoi, le feu mis au vaisseau, il disparaît dans l'abîme. Ce n'est qu'une paix longue et assurée qui peut permettre de faire du « socialisme », c'est-à-dire de s'occuper d'améliorations réelles, et il serait temps 150 ON DEMANDE UN TYRAN de s'y mettre, car l'état de la société, même en de- hors des troubles politiques, n'est pas rassurant. La révolution-combat a été gagnée dès 1789; si on a livré depuis de nouvelles batailles, ça a été dans l'intérêt d'ambitions et d'avidités particulières plus ou moins nombreuses ; — la révolution-pro- blème est encore à résoudre, — quand pourra-t-on commencer à l'étudier sérieusement? Jusqu'ici la civilisation, le progrès dans leur marche amènent ceci : les moyens d'augmenter le bien-être général s'accroissent, il est vrai, mais ils s'accroissent dans la proportion que voici : — tandis qu'ils s'ac- croissent comme un, — les besoins s'accroissent comme trois, et les désirs comme dix. Comment cela doit-il finir V Prouvons les deux termes de cette assertion par deux exemples présents; — ils seront d'autant plus frappants qu'ils seront pris dans des circons- tances quotidiennes : Dans ma jeunesse, les huîtres coûtaient huit sous la douzaine. Eh bien, ce qu'on appelait les « bour- geois aisés », comme étaient mes parents, n'en mangeaient qu'aux hons jours, et quand ils avaient des amis à déjeuner. Aujourd'hui, les ouvriers mangent des huîtres, qui ne nourrissent pas, mais sont un luxe : la production est dépassée par l'aug- * ON DEMANDE UN TYRAN 151 mentation de la consommation, et les huîtres se vendent deux francs la douzaine. La concurrence illimitée du commerce amène le résultat que voici : on lutte quelquefois par des améliorations, des perfectionnements, il est vrai, mais on lutte surtout par rabaissement des prix; on commence par diminuer les bénéfices, on se « rattrapera » sur « la quantité ». Jusque-là c'est bien, — si ce n'est pourtant que pour arriver à cela, il faut de gros capitaux, fournis par l'asso- ciation, et que les petits marchands sont, non pas ruinés, mais abolis. Quand on est arrivé à l'extrême limite de la di- minution des bénéfices, il faut, pour continuer la lutte, chercher d'autres moyens. Nous avons alors la sophistication, l'altération, les mélanges, le vin de campèche, le coton mélangé à la laine, les sem- blants, les apparences, les marchandises masquées. Comme tout « progrès » en ce genre est immé- diatement imité par les concurrents, il n'y a plus que deux pas à faire ; l'un est l'extrême division et conséquemment la rapidité du travail. — c'est-à- dire qu'un homme ne fait que la seizième partit' d'une épingle, ne fait jamais, ne sait jamais faire que cela. Il devient un des rouages d'une machine, il n'acquiert, il n'a aucune valeur individuelle, s'il se trouve séparé de la machine, pas plus qu'un clou 152 ON DEMANDE UN TYRAN tombé ou une roue inerte couchée par terre, il faut donc qu'il soit non pas seulement machine, mais fraction de machine, — détriment pour le corps, détriment pour l'âme et pour l'esprit. Une fois qu'il est réduit à ne plus exister comme individu, il appartient au capital aussi absolument que la machine dont il fait partie. Le capital étant épuisé, et l'abaissement de ses bénéfices sur un objet, en reportant un bénéfice sur un grand nombre, ayant épuisé les différents modes de tromperies sur la quantité et la qualité de la marchandise vendue, n'a plus qu'une ressource : c'est l'abaissement pro- gressif des salaires ; pour le capital, l'homme a un défaut : une infériorité sur les machines. Les ma- chines ne mangent que de la houille et ne boivent que de l'eau, — l'homme veut du pain, un peu de vin ; on ne peut donc l'employer que provisoire- ment et on le supprime à mesure que l'on fait des « progrès » dans les machines. Or, comme, séparé de la machine, il n'est plus rien, n'est plus bon à rien, il y reste, quelque dures que soient les conditions qu'on lui fait : d'ail- leurs ce qu'il fait, la fraction de besogne qu'on lui confie pour « servir » la machine, n'est pas un art acquis, tout le monde peut le faire demain ou, au plus tard, après-demain ; en même temps, grâce aux chemins de fer, grâce à divers autres « pro- grès » qu'il serait trop long d'énumérer, en même ON DEMANDE UN TYRAN 153 temps que les salaires doivent s'abaisser, les besoins s'accroissent de deux façons : la vie est plus chère, et on a de nouvelles habitudes, et aussi, grâce aux billevesées, aux mensonges, que prodi- guent à la classe laborieuse les orateurs de taverne et de balcon, les désirs, les espérances s'accrois- sent bien davantage encore. Ce sont là de vraies questions sociales, n'en déplaise à maître Gambetta, — et de grosses ques- tions, — et ceux-là seuls peuvent dire qu'ils les résoudront « en un quart d'heure », qui, comme M. Rochefort, n'y ont jamais pensé de leur vie, fût-ce une minute. Sont-elles solubles, seront-elles jamais résolues, qui le sait ? mais au moins cela vaut la peine qu'on y applique son esprit et ses efforts plus qu'aux « changements de punaises », en quoi consiste toute la politique d'aujourd'hui. XXJ Une vraie, une grosse question sociale, — c'est la « justice ». L'individu délègue à la société le droit et le soin de préserver sa vie et ses gains ; — si la société ne s'acquitte pas loyalement et efficacement de ce devoir qu'elle assume, — l'individu est obligé d'en 9. 154 ON DEMANDE UN TYRAN revenir à défendre lui-même, et sa vie, et sa for- tune ; — il reprend l'arc, les flèches, le tomahawk, et c'est alors que commencera franchement la véri- table rechute en sauvagerie, dont je parle quelque- fois comme d'une chose qui menace la société. Eh bien, aujourd'hui la justice patauge. Grâce à des doctrines capiteuses, qui donnent faci- lement à ceux qui les professent un faux air de force et de générosité, — la répression des crimes est devenue un jeu de hasard, les lois sont bravées ou éludées, les avocats plaident contre la loi quand il ne leur est permis de plaider que contre l'ac- cusation, et les présidents et les juges les laissent faire. — Les jurés apportent au tribunal leurs opi- nions préconçues et cèdent aux effets de mélodra- me de certains « illustres » avocats, et les jour- naux disent : Le crime était horrible, avéré, mais grâce à l'éloquence de maître un tel, le jury a ac- quitté l'accusé ou a admis en sa faveur des « cir- constances atténuantes », qui ne assortaient pas du tout de la cause. Ajoutez que le ministère public, le président des Assises, se sont inclinés devant « l'illustre », s'il vient de Paris, et l'ont un peu aidé dans sa tâche, lui laissant diriger les débats, insulter les témoins, etc. Mais si un jour maître tel est occupé ailleurs, ou, ON DEMANDE UN TYRAN 155 si le criminel n'a pas assez d'argent pour mériter qu'il se dérange..., Qu'on ne me réponde pas ici par des phrases et des boursouflures , parce que je répliquerais par des preuves, Si le coupable est défendu par un avocat du cru, qui, même à talent égal, produira peu, point et tou- jours moins d'effet, il subira nécessairement la peine qu'il a encourue. Si bien que la punition des crimes les plus odieux n'est plus jamais assurée; je vous défie d'en imaginer un quelque horrible , quelque mons- trueux qu'il soit, qui rende impossible l'acquittement ou l'indulgence ; — les exemples sont là par cen- taines. Si bien que plus d'une fois j'ai dit : S'il est vrai qu'il dépende des avocats d'influencer à ce point le jury, il faut nécessairement supprimer ou le jury ou les avocats. Le résultat d'un procès pourrait se jouer aux dés, et ce procédé ne changerait pas grand 'chose. Autre point : les crimes et délits militaires qui ne sont pas soumis au jury, ont conservé leur péna- lité, tristement indispensable peut-être, mais terri- blement sévère. Tandis que, grâce au jury et aux « illustres » avocats, L'inrendie l'empoisonnement, l'assassinat, le par- 156 ON DEMANDE UN TYRAN ricide... bourgeois, n'entraînent que de loin en loin et par hasard, la peine capitale. Ainsi, je vais copier dans la Gazette des Tribu- naux, un très-estimable journal, si honorablement continué par le gendre de Paillard de Villeneuve, deux articles qui se suivent immédiatement. Cour d'Assises du Doubs. — Audience du 12 janvier : « A l'âge de quatorze ans, Bellisante Brenet vint habiter Blussans, où elle vécut maritalement avec Hippolyte Besançon ; celui-ci l'épousa en 1865, elle avait dix-sept ans. » Elle ne tarda pas à nouer des relations adul- tères avec Charles Bavey, dans la maison duquel les époux Besançon avaient pris un logement. Fa- tiguée de la vie de misère et de travail qu'elle me- nait avec son mari, Bellisante aspirait à épouser Charles Ravey, qui jouit d'une certaine aisance. » La femme de Ravey était d'une faible santé. L'accusée poussa son amant à la maltraiter. Elle eût voulu qu'il la fît « mourir à petit feu » : ce sont les expressions d'un témoin. La femme Ronil- lier déclare même qu'elle l'a entendue dire à Ravey, en parlant de sa femme : « F. ..-lui en jusqu'à ce qu'elle crève », et elle ajoutait, en parlant de son mari : « Moi, je ferais bien tenir le mien par Ravey, mais vaut mieux faire sa besogne soi-même. » n Après la mort de la femme Ravey, la femme ON DEMANDE UN TYRAN 157 Besançon afficha de plus en plus ses relations avec Ravey; elle s'installa en maîtresse chez l'accusé, y porta une partie de ses vêtements et força la jeune fille de son amant à lui donner le nom de mère. » Restait à réaliser la deuxième partie de son sinistre programme. » Ravey tua Besançon d'une balle de pistolet dans la tête, et, comme il remuait encore, l'acheva à coups de bâton. — Bellisante aida l'assassin à jeter sa victime dans un canal, puis tous deux, accusés, firent tomber de concert les soupçons de la justice sur un pauvre diable qui fut mis en prison pendant quelque temps. Le crime est tellement démontré que les deux avocats se contentent de rejeter chacun les faits les plus graves sur le client de l'autre, mais tous deux s'efforcent d'attendrir le jury sur ces « deux malheureux ». Le jury oublie l'assassinat et admet, en faveur des assassins, les « circonstances atté- nuantes ». Même page, même colonne : Hme Conseil de Guerre, séant a Paris. — Au- dience du 14 janvier : Le sapeur Ferrand a donné un coup de poing au sergent Favel. Ferrand est condamné à la peine de mort. 158 ON DEMANDE UN TYRAN XXII J'ai l'habitude de dire non-seulement ce que je pense, mais aussi de dire ce que je veux dire, rien de plus, mais rien de moins, — même en vers quand je me régale d'en faire pour mon plaisir, car en général les vers sont plus amusants à faire qu'à lire : Et je ne permets pas que la rime m'impose, Lorsque je pense noir, de dire blanc ou rose. Ce serait donc étonnant et contraire à ma cou- tume si, de ce que j'ai écrit récemment sur V. Hugo, il ressortait autre chose que Une grande et sincère admiration pour son génie, une vieille habitude d'amitié pour sa personne ; un chagrin réel des entraînements qu'il a subis en n'obéissant pas à sa nature et en sortant de sa voie; et de l'amoindrissement qui en est la conséquence. Ces sentiments sont si vrais, si profonds que, arrivé à un point où, pour ne pas mentir, il me fallait être plus sévère, — j'ai hésité et remis à.., plus tard la suite de ce que j'avais à dire. Mais je me consolerais difficilement de lui avoir jeté sur la tête l'énorme pavé dont vie ..t de l'assaillir un de ses enfants de chœur, qui prétend le défendre dans un journal : ON DEMANDE UN TYRAN 159 « Le grand poëte, dit-il, ignore les attaques dont il est objet. A certaines hauteurs dans l'atmosphère, on ne distingue plus de la terre que des rubans d'ar- gent qui sont les fleuves, des nappes d'émeraude qui sont l'Océan et des taches d'or qui sont les moissons; — on ne voit plus ni un homme, ni une gerbe, ni une vague, — les détails se perdent... et le globe dont on s'éloigne, astre déjà pour le voyageur, semble débarrassé pour jamais des fourmis qui le déparaient. Ainsi, le poëte, planant au-dessus de la vie, etc., etc. » Plus loin, il l'appelle — « statue de marbre blanc » — « demi- dieu » — et « Pétrarque gigan- tesque, » etc., etc. Eh bien, le moment n'était pas précisément bien choisi pour débiter ce pathos, — car ce moment est celui où le demi-dieu de « la hauteur où il plane dans l'atmosphère », et d'où les détails lui échap- pent », et d'où les hommes semblent « des fourmis qui vont bientôt disparaître », — de cette hauteur où les fleuves sont des rubans d'argent et l'Océan une nappe d'émeraude, le grand poëte voyait aussi — un siège au Sénat — ce détail — et M. Clemenceau — cette fourmi — M. Clemenceau qui le haranguait et lui décernait un « satisfecit » de la part du parti pseudo-républicain , d'où il suit que le demi-dieu ne plane pas tout à fait si haut que le dit le journa- liste,— que « les détails » ne sont pas si * perdus » pour lui, et qu'il fait encore quelque cas des « fourmis» qui distribuent les faveurs de la politique, et que si 160 ON DEMANDE UN TYRAN « Je globe dont il s'éloigne devient astre » et bientôt invisible, il distingue encore cependant, sur ce globe presque disparu, un siège au Sénat, et comme dit David de Saùl (livre I, ch. 26 — Samuel) : « Le roi d'Israël est sorti pour chercher une puce » . Ce globe si petit sur lequel de si haut on voit encore M. Clemenceau, ne rappel le-t-il pas ce garçon qui, descendant d'un aérostat, disait : « La terre me semblait grosse comme un grain de moutarde. — Et les hommes alors ? — Les hommes à peine gros comme des noisettes. » Et puisque nous parlons de David, disons que le poëte, semblable à David qui, étant nommé roi, crut devoir entonner une hymne (Samuel, livre II chap. 1), Le poëte nommé sénateur, a saisi sa lyre et chanté un dithyrambe sur Paris, et ce dithyrambe est un fleuve de métaphores, un feu d'artifice d'antithèses comme on n'en a jamais vu, — une sorte d'Apo- calypse où, parmi quelques belles pensées exprimées dans une langue noble et élevée, on ne peut s'em- pêcher de remarquer quelques expressions impru- dentes, quelques paroles peu sensées, quelques asser- tions pour le moins hasardées et contestables. Il prend donc sa lyre et chante : Après avoir dit que, a En ôtant à Paris son diadème de capitale de la ON DEMANDE UN TYRAN 161 France, ses ennemis ont mis à nu son cerveau de capitale du monde, » Après avoir appelé Paris, « ville héroïque », « Sparte » et « Sarragosse » , chef-lieu du genre humain, il l'appelle « la commune suprême ». Com- mune! c'est une des paroles imprudentes dont je parlais tout à l'heure; le mot de commune a le tort, dans un éloge de Paris, de rappeler et ce qu'on y a fait en 1871 , et ce qu'on y a laissé faire : — deux hontes. Continuons le dithyrambe : « Lorsque de faibles chefs militaires ont fait ca- pituler Paris, Paris a poussé un cri de douleur. » David oublie que les chefs militaires d'alors étaient MM. Gambetta et Freycinet. « Paris , si la résistance eût duré un mois de plus, eût changé l'invasion en déroute. » Cela n'est qu'une puérilité, que le poëte prend sous son képi légendaire. V. Hugo, renfermé dans Paris, où il prenait avec une courageuse résigna- tion sa part d'anxiétés et de privations, ne voyait pas au dehors ce que c'étaient que les prétendues armées formées par MM. Freycinet et Gambetta, avec l'aide du fournisseur Ferrand, aujourd'hui à Mazas ; des soldats improvisés sans armes, sans vêtements, sans vivres, — envoyés à la mort par des chefs abrités dans les préfectures, bien nourris, bien logés, et mettant de bonnes petites sommes dans leurs poches. 162 ON DEMANDE UN TYRAN Continuation d'une résistance impossible qui n'a- vait pour but que de prolonger le pouvoir de ceux qui s'en étaient emparés — de ceux que M. Tbiers, lorsqu'il les fusillait avant de devenir leur complice appelait « fous furieux » en leur reprochant d'avoir « coûté à la France la moitié de ses pertes en hom- mes, en- territoire et en argent. » Résistance votée par cent sept députés dont on n'a jamais pu m'en nommer sept ayant pris une part personnelle à la guerre. Résistance commandée par de soi-faisant minis- tres qui avaient solennellement juré de se faire tuer jusqu'au dernier, et dont pas un seul ne s'est une seule fois exposé au plus petit des dangers. « Paris a jeté un cri de douleur », oui, et sur- tout lorsque des Parisiens ont fait ce que n'avaient pas osé faire les armées coalisées de 1814 et de 1815, lorsque des Parisiens, comme l'avait prédit le poëte, en un jour lucide, ont renversé la colonne de la grande armée. Oui, Paris a jeté un cri de douleur, mais c'est lorsque ceux qui sont aujourd'hui les amis du poëte, couverts de galons ridicules, ont volé, pillé, incendié, assassiné; invasion plus terrible, plus si- nistre, plus insolente mille fois que celle des Prus- siens qui ont traité Paris avec les égards que l'on a pour le roi des échecs, se contentant de le faire mat sans le prendre. ON DEMANDE UN TYRAN 163 Les vrais « ennemis de Paris », ce sont ceux qui l'ont incendié, ce sont ceux qui sont aujourd'hui les amis du poëte qui demande pour eux l'am- nistie, sans oser affirmer que cette amnistie, ils nous la donneront eux-mêmes. Et lorsqu'il dit : « Paris, la commune suprême, demande aux autres communes une république dé- sirable, une république sans état de siège, sans bâillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, etc. » On est effrayé de voir à quels sommets d'absur- dité peut s'élever un poëte en gésine de dithyrambe. Mais il était donc déjà à cette hauteur où le voit son ami l'ours, le journaliste dont nous parlions tout à l'heure, où « les détails échappent », où Paris est comme un grain de moutarde et les hom- mes comme des noisettes ? Il n'a donc rien vu dans ce Paris d'où il avait annoncé qu'il « sortirait sans armes et irait au-devant des Prussiens », qu'il ren- verrait chez eux. Mais pour avoir une république sans état de siège et sans gendarmes, sans bagnes, sans déportations, il faut d'abord établir une répu- blique sans voleurs, sans assassins, sans incendiaires. Je suis fâché d'avoir à le dire, mais ces cascades de paradoxes, ces feux d'artifices d'antithèses ne prouveraient pas, — sauf cinq ou six phrases bien faites — que V. Hugo est un grand poëte, si la chose était à prouver pour celui qui a écrit « Notre- 164 ON DEMANDE UN TYRAN Dame de Paris », « Les Rayons et les Ombres », « Les Voix intérieures », « Les Feuilles d'automne », etc., mais ils prouvent avec une triste limpidité qu'il n'est ni un « penseur », ni un homme poli- tique et qu'il ne sera qu'un très-médiocre sénateur. Il a raison, Paris est, en effet, une grande et noble ville, autrefois capitale du monde civilisé, mais qui, si on laissait faire messieurs de la com- mune, ne tarderait pas à en devenir la Canongate et le Lupanar. Paris appartient au monde : on com- prend l'Europe sans Berlin, sans Londres, sans Vienne, sans Madrid, etc., — on ne comprend pas l'Europe sans Paris. Paris était tout cela, surtout encore à l'époque où V. Hugo ne se mêlait pas de politique et la dédaignait. Aussi, tout en acceptant une partie du dithy- rambe du poëte, faut-il dire la vérité sur Paris, pour le refaire et le maintenir. C'est ce que je faisais en 1848, et ceci servira encore une petite fois de réponse à un bon petit papier rouge qui a allumé mon feu ce matin et qui m'accuse encore bêtement et à tout hasard de palinodie. — Je vais copier ce que les Guêpes di- saient de Paris en 1848 après la terrible bataille de juin, — et ce que je pense aujourd'hui, comme alors, comme toujours : <( Sur Paris : ON DEMANDE UN TYRAN 165 » Que l'on se persuade bien une chose, c'est que la France ne veut plus permettre que les émeutes de Paris décident de la politique du gouvernement et de tous les intérêts du pays. La France est décidée à secouer le joug du faubourg Saint-An- toine *. » Il ne faut pas songer à déplacer le siège du gouvernement 2. Paris est et doit rester la capitale de la France, — le séjour des arts, du luxe, et le siège du gouvernement, — mais Paris est le salon, il faut le balayer et le tenir propre. » On a fini par faire de ce beau Paris une sen- tine, un égout, où arrivent toutes les ordures de la France et du monde entier. Paris est une ville où de tous les points du monde, on vient faire ce qu'on n'oserait et ne laisserait faire nulle part ailleurs; — il ne s'agit pas de toujours compri- mer, on ne comprime que pour un temps; la compression au moral, comme au physique, aug- mente la force de ce qu'on comprime, et finit par une explosion. » Je ne détaille rien dans les Guêpes, — je ne donne que des résumés, — j'ai souvent pensé, en cent pages, ce que je vous écris en trois lignes : « Je laisse à d'autres à dévider les cocons que je file, si jamais on découvre que c'est de la soie. » 1. On dirait aujourd'hui « le joug de Belleville », c'est le seul changement à faire. 2. On parlait déjà de cette sottise. 166 ON DEMANDE UN TYRAN » Il ne doit y avoir à Paris, non-seulement au- cun galérien, mais encore aucun condamné, même libéré, et le permis de séjour de tout citoyen doit être soumis à un examen, autant dans l'intérêt des ouvriers que dans l'intérêt de la paix publique et de la tranquillité de Paris. Tous les ateliers dont l'industrie n'est pas nécessaire, doivent en être éloi- gnés. — Il faut que Paris donne des garanties à la France ; il faut que le gouvernement ne puisse être enlevé par un coup de main ; il ne faut pas que trente millions d'hommes attendent chaque jour la poste avec anxiété, pour savoir ce que les gamins de Paris ont décidé sur leur sort, et quel gouverne- ment ils ont constitué sur l'air des lampions. » Voici, je pense, quelle est la politique possible aujourd'hui : contenir la génération présente, éle- ver et instruire l'autre. » XXili Je ne parlerai pas aujourd'hui du discours de maître Gambetta. Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille. Ils se déclarent conservateurs, — je le crois bien, ils espèrent tout prendre, c'est le vrai moment, et les « autres », les jobards qui les laissent faire, n'auront plus à leur abandonner que ce titre dont ils n'auront que faire, n'ayant plus rien à conserver. ON DEMANDE UN TYRAN 167 Autre occasion de répondre au bon petit papier rouge, qui m'accuse de palinodie, en établissant qu'en 1848 (je n'empêche personne de remonter plus haut), je pensais et je parlais exactement comme aujourd'hui, n'ayant jamais été ni leur complice ni leur dupe, — indè irœ ; — de là leur colère, dont je me fais peu de souci. Tenez, bon petit papier rouge, voici ce que je disais en 1848, des Gambetta de ce temps-là, qui, — le coup fait, — devenaient conservateurs de ce qu'ils avaient pris. UN PUR Ami du peuple, il a longtemps maudit Ses oppresseurs, et lui-même a pàti; Mais les choses vont mieux, on lui donne une place, Et puis, ma foi! de guerre lasse, Sur tout le reste il prendra son parti. ENTRE DEUX PURS Partageons tout, ami, faute de mieux, A toi le ministère, à moi la préfecture, A toi le titre, à moi la sinécure. II est une vertu que nous avons tous deux, Une vertu... des vertus la plus pure, Vertu... rare surtout, — on la nomme, mon cher Désintéressement, — il faut la payer cher. ENTRE DEUX SCULPTEURS On vous commande à vous cette statue. Citoyen, que je demandais ! Hélas! l'époque est déjà revenue, Du népotisme et des trafics secrets. 168 ON DEMANDE UN TYRAN 0 honte! ô mon pays! France toujours vendue! Enfin... pour l'obtenir, dites, qu'avez-vcus fait? — Ce que j'ai fait, Monsieur? Pendant dix-huit années, J'ai combattu le marbre, et parfois Ion disait Que je l'avais vaincu de mes mains obstinées; Et trois médailles d'or m'ont été décernées.., Mais vous qui me parlez d'un si bizarre ton, Quelles preuves, Monsieur, avez-vous donc données? Qu'avez-vous fait? — J'ai fait dix-huit mois de prison. LES VAINQUEURS Grands citoyens, vous êtes aux affaires ; Vous avez le pouvoir, faites régner la loi, La justice et la paix ; traitez le peuple en frères : Appelez le talent, l'esprit, la bonne foi ; Pratiquez les vertus dont vos âmes sont fières. — Vrai Dieu ! vous plaisantez ! ces superbes vertus Que proclamaient nos drapeaux dans la lice. Désintéressement, simplicité, justice... Mes chers Messieurs, c'est bon pour des vaincus, Vous qui n'avez plus rien, ni places ni pécune, Sans murmurer, subissez vos destins, Et laissez-nous jouir de la bonne fortune ; A votre tour d'être républicains. Et je finissais par ces mots que je redis volon- tiers aujourd'hui : Où courez- vous, demandai-je à la foule ! Vous cherchez le bonheur ? Vous me faites pitié ! Le bonheur dites-vous? — le bonheur c'est la boule Que cet enfant poursuit tout le temps qu'elle roule, Et que, dès qu'elle arrête, il repousse du pied. O triste temps, où, sous l'ombre embaumée De mes tilleuls où pend le chèvrefeuille en Heur, ON DEMANDE UN TYRAN 169 Il ne vient à l'esprit, il n'éclot dans le cœur Que l'épigramme envenimée. Vous qui me reprochez mon quelque peu de fiel, Et qui me rappelez la poésie aimée, Songez que le bon sens est l'ennemi mortel. Et que Pallas n'osa sortir que bien armée Du cerveau paternel. Quelle imprudence de se laisser aller aux vers! en voici encore : 0 le soleil ! le beau soleil ! Qui fait, dans le jardin tout riant et vermeil ! Le rouge est la couleur des roses! Quand un matin, fraîches écloses, Elles rompent leur bouton vert. Le vert est la couleur de l'épaisse feuillée. Où la fauvette et sa famille ailée, Mettent leurs amours à couvert. Le bleu., c'est la couleur du ciel pur de l'automne, De certains yeux pleins d'invincibles traits, Ou des bleuets que, pour mettre en couronne. Les enfants vont chercher dans les jaunes guérets. Mais quand sur toute la nature, Sur le sol, sur les eaux, sur la molle verdure, Le beau soleil étend ses magnifiques reflets, La couleur du soleil... c'est celle de la vie, Que nous avions senti la nuit nous dérober. C'est un signe, qui dit que la terre est bénie, C'est un regard d'amour que Dieu laisse tomber. 0 le soleil ! le beau soleil ! Qui fait, dans le jardin tout riant et vermeil. 10 170 ON DEMANDE UN TYRAN XXIV M. Marc Dufraisse qui vient de mourir, était, dit- on, très en froid avec son parti. Quelques journaux en donnent plusieurs causes un peu au hasard; le Figaro, entre autres, qui vient de faire une publi- cation curieuse, utile, indispensable : le relevé, pen- dant cinq ans, des votes de tous les membres de la Chambre défunte sur les questions les plus impor- tantes, — s'exprime ainsi, précisément dans le même numéro où il publie le « grand livre de l'Assemblée »; il dit : « A propos de la mort de M. Marc Dufraisse, député à l'Assemblée nationale, voici un fait assez curieux à rapporter : » Marc Dufraisse était très-sincère dans ses opi- nions. Il était républicain, mais non pas embrigadé dans le bataillon sacré des démocrates qui obéis- sent aveuglément aux ukases venus de n'importe où. » Or, en 1871, au moment de l'armistice, quoi- que venant de remplir les fonctions d'administra- teur général des Bouches-du-Rhône, puis de commis- saire général du Var, de l'Hérault, de la Savoie et de la Haute-Savoie, enfin de préfet des Alpes-Mari- times, il subit un échec comme candidat à la dépu- tation de Nice, parce quil s était 'prononcé en faveur de la, paix. » ON DEMANDE UN TYRAN 171 C'est une erreur, — c'est, au contraire, pour se créer quelques chances que M. Marc Dufraisse se proclamait partisan de la paix, et les députés qui furent alors élus avaient pris le même engagement ; mais, M. Dufraisse, ayant échoué à Nice, où il avait bizarrement mis ou glissé son nom sur les listes de toutes les couleurs, fut élu... ailleurs, et vota pour la continuation de la guerre, ainsi que le Figaro peut s'en assurer en consultant lui-même son travail. Quant aux causes qui l'empêchèrent d'être nommé à Nice, on peut les trouver et dans les Guêpes de ce temps-là, et dans une publication que vient de faire la maison Lévy : « Plus ça change... — ...plus c'est la même chose. » M. Marc Dufraisse croyait avoir à se plaindre de ses « compagnons d'armes de la république » qui le laissaient systématiquement de côté avec d'autant plus de persévérance, que c'était un homme d'un certain mérite, qui avait, d'ailleurs, après 185% accepté et supporté l'exil avec courage et dignité; — or, dans ce parti pseudo-républicain, on ne veut pas de supériorités, et les nouveaux surtout ne sup- portent pas auprès d'eux les « anciens » de 1830 et de 1848 qui leur étaient ou leur sont très-supérieurs sous tous les aspects, — exemples : Ledru-Rollin, Louis Blanc, Madier de Monjau, Dufraisse, etc. 172 ON DEMANDE UN TYRAN XXV Nous avons un sénat. — Paris et Lyon ont trompé quelques espérances, — Paris, que Victor Hugo venait de proclamer la « commune suprême », a fait des choix relativement modérés ; nous en reparlerons tout à l'heure. Lyon, la seconde ville de France, s'est contentée de 31. Jules Favre, un des membres de ce gouvernement, qui avaient juré de se faire tuer jus- qu'au dernier et dont aucun ne s'est exposé à la plus petite apparence de danger. M. Favre, — je n'établirai pas ici son dossier, — et M. Valentin, — les deux autres, MM. Mangini et Verret, que quel- ques journaux intitulent républicains sans épithète, sont désignés par d'autres, le Petit Marseillais entre autres, le premier, comme bonapartiste, le second, comme conservateur. Mais, parlez-moi de Marseille ! A la bonne heure, c'est Marseille qui passe « commune suprême » et seconde... que dis-je, première ville de France; — Paris avait déjà une infériorité reconnue, il n'a pas de Cannebière, mais cette fois ses élections pâles lui portent le dernier coup. Marseille a nommé M. Challemel-Lacour, l'auteur de cette phrase célèbre : Fusillez-moi tout ça. ON DEMANDE UN TYRAN 173 Eugène Pelletan, — celui qui a dit imprudem- ment le mot d'ordre et la vérité sur l'alliance de MM. Thiers et Gambetta : « M. Thiers est un che- val de renfort que nous détellerons en lui fendant l'oreille quand il nous aura aidés à gravir la mon- tagne. » Et Alphonse Esquiros — le doux poëte élégiaque qui a écrit : « En histoire, le mai est un bien dont nous ne connaissons pas les rapports. » Les révolutions sont des remèdes violents aux sociétés malades... » Ceux qui acceptent avec amour les idées de 89 et qui reculent ensuite devant la conséquence de ces idées, nous semblent des esprits faibles... La révo- lution française n'est pas seulement un événement, c'est une moisson, il faut une faux. A la Révolution française il faut la Terreur ! » Esquiros. (Histoire des Montagnards.) » A la bonne heure ! Pour se maintenir à la hauteur de Marseille, pour rester « commune suprême » et capitale du monde — il ne suffisait pas de M. Freycinet qui n'a pas toujours été républicain, il s'en faut, — de M. Hérold, républicain modéré et à peine rougeâtre, — et de Victor Hugo comment classer celui-ci ? il fau- drait trouver une expression qui peignît à la fois 10. 174 ON DEMANDE UN TYRAN le grand poëte et l'homme politique, une nuance particulière désignée par un mot nouveau. Il me semble que la nuance opale serait assez heureuse- ment trouvée — l'opale, cette pierre charmante, réputée heureuse par les anciens — et qui jette de doux et harmonieux rayons de toutes les couleurs du prisme. Pour regagner son rang, pour rester à la fois capi- tale du monde et commune suprême, il fallait que Paris nommât MM. Rochefort, Vermesch, Gaillard père et Cluseret. Essayons cependant de défendre un de ces choix en disant quelques mots de M. Freycinet. L'avocat maître Gambetta dont les études histo- riques, philosophiques et morales ont eu pour théâtre les brasseries et les estaminets de Paris, pensant que les combinaisons du billard, des do- minos et du bezigue peuvent s'appliquer à la guerre, se crée, de son autorité privée, ministre de la guerre, et s'adjoint... qui?... quelque officier supérieur ex- périmenté? un des noms glorieux sortis des guerres d'Afrique? un nom dont la notoriété puisse inspirer à la fois de l'orgueil et de la confiance aux soldats? Pas si bête, — une supériorité ! et l'égalité donc! la sainte égalité — il fallait un homme moins fort que lui, — il choisit un ingénieur des mines complè- tement inconnu — et, à eux deux, ils nomment dv^ généraux, les dirigent, leur imposent des plans de ON DEMANDE ON TYRAN 175 campagne et des ordres de. bataille, les louent, les blâment, les révoquent, les injurient et tentent de les déshonorer dans des proclamations boursouflées et mensongères. Aussi burlesques que madame de Pompadour, qui désignait avec des mouches sur des caries des posi- tions et des opérations pour les généraux, — maître Gambetta et M. Freycinet, celui-ci en réalité minis- tre de la guerre et général en chef; l'autre se réser- vant la partie des proclamations, trompette reten- tissante sonnant loin du combat. Plus tard, ce même M. Freycinet, lorsqu'une commission lui demanda quelques comptes, eut soin de s'effacer — de repousser toute initiative; il avait obéi au ministère, etc. « Des ordres personnels? je n'en pouvais pas donner ; — je n'ai jamais donné d'ordres for- mels. » Le général d'Aurelles de Paladine : « Vous donniez des ordres; j'en ai reçu; je les ai, écrits de votre main. » M. de Freycinet : « Ce n'étaient pas des ordres impératifs. » Hier qu'il s'agissait de sa nomination au sénat, il disait : « J'achèverai mon œuvre » ; — qu'est-ce que son oeuvre % M. Thiers n'a-t-il pas dit, pièces en main : « La résistance simulée de ces fous fu- rieux nous coûte la moitié de nos pertes en hom- 176 ON DEMANDE UN TYRAN mes, en territoire et en argent ». — Est-ce cela qu'il faut continuer? C'est M. Freycinet qui écrivait au général d'Au- relles, le 3 décembre 4870. « Il me semble que vos divers corps ont agi plutôt séparément que simultanément : » Je suis d'avis que dorénavant vos corps soient le plus concentrés possible. » Il me semble que le 16me et le 17me corps sont un peu trop développés sur la gauche..., etc. » » Et le 4 décembre : « Jusqu'ici vous avez été mal engagé, — opérez comme je vous l'ai mandé. » Il est vrai que le 24 novembre il lui avait écrit : « Je suis satisfait de vos mouvements quant à présent. » Puis un jour que le général d'Aurelles a battu les Prussiens — MM. Gambetta et Freycinet écrivent aux préfets que le général a trahi, — et M. Gent, le préfet de Marseille, affiche sur les murs : « Une troisième trahison — l'armée de la Loire est honteuse d'avoir fui sur l'ordre d'un chef que nous avons appris à connaître. » Le Préfet des Bouches -du- Rhône, muni des pleins pouvoirs administratifs et militaires, )) GENT. » ON DEMANDE UN TYRAN 177 Et le lendemain, les mêmes MM. Freycinet et Gambetta écrivaient aux préfets : On a répandu des bruits de trahison, — l'éva- cuation d'Orléans est une opération stratégique, notre matériel est augmenté, etc. » Dans un ouvrage qu'il a dû publier, le général d'Aurelles de Paladines dit d'une publication de M. Freycinet : « M. de Freycinet, dans un livre qui n'est qu'un long mensonge, où l'omission cache la vérité, où l'hypocrisie la déguise, etc. » M, Freycinet a commis de graves et nombreu- ses erreurs dans ses récits, — il a fait de cet ou- vrage l'instrument de ses passions haineuses, il n'a rien vu des faits qu'il raconte, etc. » Comme vous y allez, mon ami, mon brave géné- ral d'Aurelles. — Voir? pas si bêtes, il aurait fallu y être — et je l'ai dit : « Le patriotisme de ces Messieurs, c'est le sang des autres. » C'est ce même M. Freycinet qui écrivait au brave général Bourbaki, le 10 décembre 1870 : « Si fêtais à votre place, je rallierais mes trois corps, je châtierais les bandes prussiennes qui se portent sur Vierzon, je repousserais vivement l'en- nemi au delà de Salbris, je dirigerais, etc. >> 178 ON DEMANDE UN TYRAN Et le 25 janvier : « Le salut, j'en suis sûr, n'est que dans une des directions que j'ai indiquées : il faut faire une trouée. » Mon opinion est que vous exagérez le mal, vous voyez la situation autrement qu'elle n'est. » Le 25 janvier : « Il faut vous dégager vainqueur, il faut que vous quittiez Besançon avec les corps que j'ai indiqués et que vous vous portiez vers la région que j'ai également indiquée, cela est nécessaire au point de vue militaire... « DE FREYCINET. » Ces gens-là, ces grotesques sinistres, n'ont même pas laissé le sérieux à nos désastres. Ce qui est sérieux cependant, c'est que le géné- ral d'Aurelles se retira, et que Bourbaki se tira un coup de pistolet dans la tête. Allons! allons! Paris n'a pas tout à fait démérité, il faut être juste, — le choix de M. Freycinet est un joli choix. Mais Marseille ! ah! que les Marseillais doivent être fiers; on n'osera plus parler à un Marseillais! ON DEMANDE UN TYRAN 179 XXVI LA QUESTION POLITIQUE Au premier aspect, l'homme « le roi des animaux» paraît en être, au contraire, le plus abandonné et le plus misérable. Les autres animaux ont pour table toujours ser- vie, la terre entière, couverte d'herbe pour la bre- bis, couverte de brebis pour le loup, — les arbres sont chargés de fruits et de baies pour certains oiseaux, l'air est rempli de bourdonnements d'in- sectes pour certains autres, — les fleurs de toutes couleurs, de tous parfums, attendent l'abeille. L'herbe, les brebis, les fruits, les fleurs, les insectes, sont tout préparés, il n'y a besoin ni de cuisine ni de cuisinier, — et l'aurore dit, chaque jour, à tous : Vos majestés sont servies. L'oiseau vole plus vite que l'insecte, — le loup court plus vite que la brebis, — les baies de l'au- bépine, du myrte, du sorbier, de l'airelle, etc., se reproduisent tous les ans ; — l'herbe repousse sous les dents qui la broutent. L'oiseau est vêtu de plumes, la brebis d'une épaisse et chaude toison, le loup de poils rudes et serrés qui les préservent du froid et sur lesquels roule la pluie. 180 ON DEMANDE UN TYRAN L'homme, je parle surtout de l'homme que nous sommes devenus et que nous devons devenir, naît tout nu; il mourrait de froid s'il ne se couvrait de la peau d'animaux, dont les uns courent plus vite que lui, dont les autres sont pJ us forts que lui, et mieux armés que lui, et qui ne lui permettent volontiers d'être dans leur peau qu'à condition d'être aussi quel- quefois dans leur estomac, en passant par leurs dents. Il lui faut, pour se nourrir, des productions que la terre ne donne pas d'elle-même, — la terre qu'il lui faut combattre, dompter, arroser de ses sueurs ; des poissons qui se cachent dans les abîmes des mers, et des animaux, comme la perdrix, la bécasse, le chevreuil, etc., qui encore volent et courent plus vite que lui ; ou comme le sanglier et l'ours, mets récalcitrants et réfractaires, qui, à sa première ten- tative de les destiner à sa table, rappellent ce pas- sant qui, arrêté la nuit par un voleur qui lui met le pistolet sous la gorge, en lui disant : « La bourse ou la vie » , tire un pistolet de son côté et répond : Monsieur, j'allais vous faire la même proposition. Mais ce qui est bien pis pour l'homme, c'est que la providence, en même temps qu'elle lui a refusé la table et les vêtements gratuits, lui a donné, lui a infligé, avec moins de moyens de satisfaire ses besoins, la fâcheuse faculté d'augmenter et de mul- tiplier sans cesse ces besoins; — il lui faut une nourriture non-seulement variée, mais uniformément ON DEMANDE ON TYRAN % 181 rare el difficile à obtenir: — des primeurs, des conserves, c'est-à-dire les légumes à mesure qu'il n'y en a plus ou qu'il n'y en a pas encore; des poissons qui doivent lui venir de loin avec la rapi- dité de l'oiseau; du gibier qui se réfugie dans les neiges éternelles des Alpes, etc.; des condiments qu'il faut aller chercher aux Indes, etc. — Il ne se contente pas de se vêtir de la peau des animaux qui lui donneraient les vêtements blancs, bruns ou noirs, il doit réparer l'oubli de la création qui a négligé de donner à la brebis la couleur du rubis, de la rose, du bleuet, etc. ; il veut non-seulement être couvert, mais être paré, et changer souvent de parure. Donc, l'homme, « le roi des animaux » , était un être chétifj nu, misérable, incapable de se nourrir, et dont l'espèce aurait été très-vite anéantie après avoir fourni pendant une saison, tout au plus, quel- ques repas à ses sujets les lions et les loups. La providence a eu pitié de lui et lui a donné la connaissance de sa faiblesse, de sa misère indivi- duelle, et en même temps le sentiment et l'instinct de l'association, de la société. Mais pour vivre en société, il faut établir des règles, des conventions, se faire de mutuelles con- cessions. 182 ON DEMANDE UN TYRAN La société est un pique-nique où chacun apporte son plat pour un repas pris en commun. De là, des lois auxquelles chacun s'astreint pour en être lui-même protégé contre la gloutonnerie des autres. De là, le besoin, la nécessité d'une « autorité » d'abord librement élue et consentie, et confiée aux meilleurs, aux plus dignes, aux plus intelligents, aux plus forts. De là « la politique ». Que devrait être la politique? a Politique, dit je ne sais plus quel écrivain du xme siècle, ce est à dire le governement des citez, la plus noble et haute science et li plus nobles offices qui soient en terre, selonc ce que politique comprent géneranment toutes les arts qui besoignent à la communité des homes. » Et un autre un peu plus près de nous : « Et encore est-il convenable à qui veult savoir politique, que il ait connaissance de l'âme. » La politique a donc eu d'abord pour but et pour résultat de faire de l'homme, ce qu'il n'était pas au commencement, l'égal de ses sujets même les plus humbles, l'égal du loup, de la brebis, du moineau, de la mouche ; c'est-à-dire de lui fournir et de lui assurer la nourriture, le vêtement, le logement. — Le chef élu a d'abord été, — tout à tous; — coin- ON DEMANDE UN TYRAN 183 ment en est-on arrivé à ce que graduellement cette relation se soit renversée c'est-à-dire, à ce que, au lieu de voir « un à tous », on ait vu « tous à un ». La morale politique, qui d'abord a été la même que la morale sociale, a fini par être une autre morale et souvent une morale contraire. En effet, en morale et en raisonnement commun et vulgaire, deux et deux font quatre, — celui qui prend à un autre sans son consentement, est un voleur, — celui qui tue est meurtrier, etc.; — mais en morale poli- tique, celui qui prend est un conquérant, celui qui tue est un héros. — Quant à l'arithmétique, c'est en- core bien autre chose, c'est devenu la science la plus embrouillée et la plus fallacieuse qui existe; — les chiffres se livrent à une mascarade des plus étranges. La politique est aujourd'hui et depuis longtemps, depuis presque toujours : « L'art de faire servir les autres à ses besoins et à ses plaisirs. » C'est, dit Voltaire, « l'art de mentir à propos » . Et, avant lui, on avait dit en latin : « La politique n'est pas tant l'art de conduire les hommes que l'art de les tromper ». Ars non tàmregcndi quàm fallendihomines. La politique, quand elle consiste à tromper, à prendre et à tuer, ne demande pas beaucoup degénie, d'études, de science; — aussi beaucoup et presque 184 ON DEMANDE UN TYRAN tous s'en croient capables et s'en tirent à peu près aussi bien ou aussi mal les uns que les autres. Toute prétention, pourvu qu'elle soit soutenue assez longtemps, finit par obtenir un certain succès. « En politique », disait Napoléon, « en politique, il ne faut jamais avouer que l'on s'est trompé, il faut persévérer, ça donne raison. » Cela n'a pas tardé à paraître doux, — « de faire servir tous les autres aux besoins et aux plaisirs d'un seul », — quand on était « ce seul ». Et aussi il s'est bien vite trouvé des compétiteurs pour cette fonction, — le lion a dû se faire des alliés de ceux qui pouvaient être ses rivaux, et il a appelé les tigres, les panthères, les léopards, à venir chasser avec lui, en recevant leur part de butin. C'a été l'origine de la royauté despotique et de l'aristocratie. Mais le lion et les tigres sont devenus vieux, les femelles des lions et des tigres ne font que peu de petits à la fois, — ils vivent isolés. La race en diminue singulièrement et on ne trouverait pas peut-être aujourd'hui, dans le monde entier, les six cents lions que Pompée fit combattre à la fois dans le cirque à Rome. Les loups plus féconds, et vivant à l'occasion en société, ont inventé les coalitions ; réunis en grandes troupes, et hordes hurlantes, ils chassent et repous- sent les lions et tigres au désert. ON DEMANDE UN TYRAN 185 Ils disent aux brebis pour les rassurer, qu'ils n'ont qu'un but, les délivrer des lions et des tigres, — qu'ils sont des apôtres de liberté, — et les brebis stupides, plus comestibles qu'animaux, ne cherchent pas à se sauver et parlent au loup avec la douceur et l'humilité de l'agneau de La Fontaine : Sire, répond l'agneau, que votre majesté Ne se mette pas en colère Et elles restent dans les prés, ne s'occupant qu'à brouter, à s'engraisser et à se mettre bien en point pour être mangées, à préparer aux loups des gigots et des côtelettes. Aux loups n'ont pas tardé à se joindre les chats sauvages et les chats domestiques, qui viennent prendre leur pari des restes des loups. Les brebis n'ont rien gagné à ces changements. Les loups ne sont que la monnaie des grands lions, — la politi- que est toujours l'art de manger les autres,— seu- lement il y a plus de mangeurs. Ce que le parti soi-disant républicain, le parti loup, appelle « la question politique », c'est l'avènement au pouvoir et surtout à l'argent d'une certaine cote- rie qui devient tous les jours plus nombreuse. Nous avons vu le préfet Cotte, celui qui lut con- vaincu en pleine assemblée d'avoir glissé de faux bulletins dans l'urne électorale, et qui eût été mis 186 ON DEMANDE UN TYRAN aux galères si nous avions eu une vraie république et des républicains, Le préfet Cotte qui représentait à la fois, à l'As- semblée, et le département du Var et la fraude élec- torale, écrivait à son ami Gambetta : « Pourquoi des élections puisque nous sommes au pouvoir ? » Pendant îa guerre, un officier des mobiles, en dépôt aux environs de Lyon, est envoyé à lui par ses camarades, pour lui dire : « Nous voulons nous battre et nous bien battre, mais nous demandons des vêtements, des souliers, des vivres, des armes et des munitions, toutes choses qui nous manquent complètement. » Le préfet Cotte répondit qu'il ne pouvait s'occu- per de ces détails, préoccupé qu'il était par « la ques- tion politique h. Nous avons vu par la correspondance télégraphi- que des préfets de ce temps-là, — MM. Duportal, Dufraisse, et vingt autres, que « la question politi- que » consistait à faire passer leur prétendue répu- blique avant le salut de la France, parce que par le nom honnête de république, ils entendent entre eux la conquête et la conservation des places et de l'argent. Leur politique consiste à abandonner au besoin ce qu'ils appellent leurs principes, — principes que le plus grand nombre ne comprend pas ou ne con- ON DEMANDE UN TYRAN 187 naît pas, — et dont les autres s'affublent comme d'un faux nez, pour entrer sans être reconnus. Leur politique consiste, quand ils croient appro- cher du but, à ôter leurs souliers et leurs sabots et à marcher nu-pieds pour ne pas faire de bruit. XXVIII Nous venons d'assister, — et le carnaval n'est pas fini, — à un singulier et honteux spectacle : « Il faut, disait dernièrement M. de Girardin, se faire des concessions mutuelles »; ce conseil a été suivi : On a vu s'avancer, vers le souper convoité, — des rallonges ayant été mises à la table, sous prétexte de sénat, — pêle-mêle et bras dessus bras dessous fusilleurs et fusillés, guillotineurs et guillotinés, — chacun ayant conservé, il est vrai, quelques losanges de sa couleur, mais ayant en même temps adopté les couleurs des autres, — tous arlequins et chan- tant leur chant de guerre. Un grotesque et sauvage charivari, composé d'airs et de paroles mêlés et confondus, hurlés et hurlant de se trouver ensemble : « Allons enfants, — Vive Henri IV, — Dis-moi soldat, — Bon voyage, — De la patrie, — Ce roi 188 ON DEMANDE UN TYRAN vaillant, — T'en souviens-tu, — C'est Lafayette, — Ce diable à quatre, — En cheveux blancs, — M. Du- mollet, — Partant pour la Syrie, — Ah! ça ira, — Où peut-on être mieux, — Le jeune et beau Dunois, — Contre nous de la tyrannie, — Qu'au sein de sa famille, — Les aristocrates à la lanterne, — De boire et de battre, — De bénir ses exploits, etc., etc. » Comme drapeau : les fleurs de lys clouées sur le drapeau rouge, la hampe surmontée d'une aigle coiffée d'un bonnet rouge, et tenant dans ses serres un goupillon. Et on se prend à écouter si les gamins vont faire entendre le cri traditionnel, — à la. . . li li li. Mais non, les gamins sont dans le cortège, et crient avec les autres : — Allons enfants, — Vive Henri IV, — De la patrie, — Dis-moi soldat, etc. ; les gamins aussi s'occupent de la a question politique ». Et les « honnêtes gens » se tiennent à l'écart, ferment leurs fenêtres, et laissent passer le carnaval, ahuris, découragés, dégoûtés. Et c'est ainsi que nous voyons se réaliser la fable que, selon la Bible, Jotham conte aux juifs : « Au haut de la montagne de Ghérizim. » « Les arbres voulurent un jour élire un roi, et ils dirent à l'olivier : Régnez sur nous. Mais l'olivier leur répondit : Me ferait-on quitter mon huile dont Dieu et les hommes sont honorés? Que me servirait d'être au-dessus des autres arbres? ON DEMANDE UN TYRAN 189 Alors les arbres dirent au figuier : Viens et règne sur nous. Et le figuier leur répondit : Me ferait-on quitter ma douceur et mon bon fruit? Que me servirait d'être au-dessus des autres arbres? Alors les arbres dirent à la vigne : Viens et règne sur nous. Et la vigne leur répondit : Me ferait-on quitter mon bon vin qui réjouit les dieux et les hommes? Que me servirait d'être au-dessus des autres arbres? Alors tous les arbres dirent à la ronce : Viens, toi, et règne sur nous. Et la ronce répondit aux arbres : Si c'est sincèrement que vous m'oignez pour être roi sui' vous, je le veux bien, je n'ai rien à faire, venez et mettez- vous sous mon ombre. » Juges y IX-7. J'ai des renseignements sur un assez grand nombre des communes de France. Eh bien, presque partout régnent l'anarchie, la lutte, les haines, la confusion et l'atonie; tous les intérêts y sont les uns méconnus ou froissés, les autres, oubliés ou négligés. Parce que dans les élections communales, on choisit, non pas les pères de famille les plus estimables, les plus intelligents, les plus dévoués, ceux qui, par le succès de leurs travaux ou l'em- ploi d'une fortune honnêtement acquise, sagement 11. 190 ON DEMANDE UN TYRAN conservée et honorablement dépensée, ont donné des gages de la façon dont ils savent gouverner une famille. Mais chacun non-seulement vote, mais encore intrigue, fraude, pour l'élection des hommes de son parti, auxquels on ne demande que cela; — bien plus, s'il est un candidat dont on dise : C'est un malin, c'est un roué, c'est une canaille, mais il a le bras long, il sait corriger la fortune, il retourne le roi, il triche, — c'est une raison de voter, c'est- à-dire de parier pour lui, absolument comme à Paris : La « commune suprême » , comme l'appelle Victor Hugo. XXIX C'est une grande chose que de savoir se taire. Res est magna tacere. MARTIAL. Je me demandais l'autre jour à moi-même pour- quoi je me sens entraîné plus fortement de jour en jour à la lecture exclusive des anciens que j'ai déjà lus, et relus, en négligeant assidûment ce qui se publie quotidiennement. — Il ne manque pas cepen- dant, ajoutais-je, en ce temps-ci, de gens de talent, d'écrivains habiles et érudits, de parleurs diserts. ON DEMANDE UN TYRAN 191 J'ai été d'abord un peu embarrassé pour résoudre cette question, j'ai réfléchi un temps, et enfin je me suis répondu : C'est qu'aujourd'hui la langue et la plume ne s'exercent pas à chercher, à proclamer, à dévelop- per le vrai, le beau, le juste et au besoin l'agréable, — mais seulement à plaider telle ou telle cause, à préconiser telle ou telle chance sur laquelle on a mis son enjeu, à vendre telle ou telle marchandise, plus ou moins sophistiquée. 11 ne se fait plus de livres, plus de discours, plus de dissertations, — mais il ne s'écrit, il ne se pro- nonce que des plaidoiries et des boniments; — il n'y a plus d'écrivains, il n'y a que des avocats, — et des vendeurs de thériaque et d'orviétan. Ce n'est plus aux Muses que l'on demande l'ins- piration, mais au mensonge, à l'hyperbole, à la litote, à tous les déguisements, à toutes les masca- rades de la pensée. — Jl ne s'agit plus de lumières — mais de feux-follets pour égarer, conduire et perdre le voyageur dans des marécages, et de tor- ches pour mettre le feu partout. La lecture aujourd'hui ne présente aucun élément nutritif que l'esprit puisse s'assimiler. — Il n'a que deux chances pour lui : rester vide ou s'indigérer. Un exemple : Voici Jules Simon, qui est un homme de talent; 192 ON DEMANDE UN TYRAN Profession — philosophe ; Il va parler en public ; — que doit faire un phi- losophe, un sage médecin des esprits, des âmes? — Il doit combattre la maladie régnante, — et, en France il y a toujours une maladie régnante. — Quelle est la maladie régnante aujourd'hui? Sous le gouvernement de Juillet, M. Guizot disait que la maladie régnante était une sorte de prurit, de «gale» sauf votre respect, qu'il appelait «l'aca- rus du pouvoir ». Il avait pu l'étudier sur lui-même, car il était loin d'avoir échappé à l'épidémie, — et lorsqu'il émit cette appréciation à la tribune, on eut tort si quel- qu'un ne lui cria pas : « Grattez-vous ». On sait que c'est cette démangeaison, ce prurigo, cet acarus, maladie alors régnante, qui renversa le gouverne- ment de Juillet. Aujourd'hui nous n'en sommes plus là ; on n'est plus ambitieux, on est avide, on est besoigneux; — les besoins se sont accrus, les habitudes, les goûts, les désirs se sont exaspérés — et quelques exemples sont venus animer et justifier de terribles espérances. Ou voit tels et tels qui, en jouant hardiment, ont réussi à vivre riches; — on détourne les yeux de ceux qui sont tombés — car les exemples contraires ne manqueraient pas. ON DEMANDE UN TYRAN 193 Beaucoup; eu effet, aujourd'hui et hier out trouvé le pouvoir et la fortune à moitié chemin du bagne; mais beaucoup aussi ont rencontré le bagne à moitié chemin de la fortune et du pouvoir. Donc la maladie régnante aujourd'hui, c'est le besoin, c'est l'amour de l'argent, l'oïdium pecunia3, le « phylloxéra auri. » Et comme dit Horace : .... Scabiem tantam et contagia lucri. On a vu ce qu'ont fait faire les 15,000 francs du futur sénat. Victor Hugo a parlé, après Jules Simon : Un philosophe de profession comme Jules Simon, — un «penseur u comme Hugo se plaît souvent à s'intituler lui-même, — un homme d'un grand ta- lent, un homme de génie, savent à quoi ils sont obligés : soutenir la société du côté où elle penche, porter la barre sous le vent, si la brise fraîchit et fait trop incliner le bateau. Jules Simon le philosophe, Victor Hugo le pen- seur, vont employer, l'un ses plus mielleuses pério- des, l'autre ses plus fulgurantes antithèses à bien faire comprendre à leurs auditeurs et à leurs lec- teurs un certain nombre de vérités contre-poisons. Que « l'égalité » ne consiste pas à être tous la même chose, tous journalistes d'abord et ensuite tous hommes d'Etat; qu'un bon menuisier, un jardinier 194 ON DEMANDE UN TYRAJN expérimenté sont les égaux, politiquement et socia- lement parlant, d'an ministre habile, d'un écrivain distingué; mais qu'un mauvais ministre et un écrivain médiocre sont loin d'être les égaux du bon jardinier et du bon menuisier. Que les préfets, sous-préfets, chefs de division, etc., sont très au-dessous du jardinier et du menuisier, qui, avec la fortune de leurs bras, sont indépendants, n'ont à obéir qu'à la loi et ne sont pas exposés, comme les fonctionnaires, à ce que le télégraphe, ainsi que la sonnette qui retentit à l'antichambre, leur dise : — Faites ceci. — Ne faites pas cela. — Dites cela, qui est un mensonge, et empêchez de dire ceci, qui est la vérité. Jusqu'à ce que par le fluide électrique qui porte les ordres et aussi la vengeance de Jupiter, ils soient foudroyés un beau soir par ces mots : — Vous êtes appelés à d'autres fonctions, C'est-à-dire : — Vous êtes mis à pied, vous n'existez plus. Que la liberté n'est pas cette folie qui a mené tant de gens en prison : qu'elle ne consiste pas à faire ce qu'on veut, mais ce qu'on croit le meilleur, en se conformant aux lois — en n'obéissant qu'à elles, mais en leur obéissant religieusement ; — qu'elle ne con- ON DEMANDE UN TYRAN 195 siste pas à se dérober à toute autorité et à opprimer, et que la liberté de chacun a pour limites infranchis- sables la liberté des autres. Que le socialisme n'est pas cette « blague » de ra- coleurs qui ne comprennent même pas le mot qu'ils prononcent et qui n'aurait pour résultat que de détruire la société. Que le vrai socialisme est la recherche incessante du plus grand bien-être de tous. Qu'il y a, en ce sens, de difficiles problèmes à résoudre, qui ne peuvent être étudiés que dans les loisirs d'une paix assurée, non-seulement au dehors, mais au dedans. Qu'après quatre révolutions et trois républiques, — je ne parle pas de celle qui a duré Jiuit jours en 1830 — nous ne sommes pas plus heureux et nous sommes beaucoup plus agités, divisés, inquiets, fiévreux et haineux qu'auparavant. Que c'est sur leurs actes et non sur leurs paroles qu'il faut choisir les hommes auxquels on confie la fortune et la vie de la famille et de la patrie. Qu'il est permis de se tromper en politique comme en tout, et qu'il est honorable de confesser et de réparer son erreur; mais que, si l'on épouse une nouvelle opi- nion, on doit l'épouser sans dot, sous peine d'être au moins suspect aux honnêtes gens. Madame de Sévigné, invitée à danser par Louis XIV, s'écriait : — Ah ! le grand roi ! 196 ON DEMANDE UN TYRAN Il faut se délier, vont sans doute ajouter et le penseur et le philosophe, de ceux dont les opinions ont une base semblable, et qui disent tout haut ou tout bas : Vive la royauté qui me fait chambellan , — vive l'empire qui me fait ceci et cela, — vive la république qui me fait sénateur avec io,000 francs, — député avec 9,000 francs, ministre avec 60,000 francs ou président avec. . . je ne sais pas combien, etc., etc. — Voilà, disais-je, les vérités que lephilc- sophe et le penseur vont orner de tous les trésors de leur éloquence. Eh bien, non, mon espérance a été déçue et ce n'est pas dans ce sens qu'ont parlé et Jules Simon le philosophe — et Victor Hugo le penseur. Loin d'éclairer les questions de la lumière lim- pide du soleil , qui donne ou rend aux objets leur forme et leur couleur réelles, ils ont allumé les pots à feu d'une faconde du Bengale, qui a répandu une lumière fausse, menteuse, rouge, bleue ouverte, — rouge de préférence — sur les objets qu'elle déguise. Jules Simon a fait comme les administrateurs de feula loterie. Aussitôt qu'une malheureuse femme ou une cui- sinière avait gagué un pauvre lot — dix foix payé le plus souvent par des années de privations infli- gées à elle et à sa famille — ou par une danse ON DEMANDE UN TYRAN 197 effrénée du panier, on envoyait une clarinette et un tambour lui donner une bruyante aubade, Sur les vitres du bureau de la loterie on affichait en gros caractères les numéros gagnants, entourés de cocardes et de rubans des couleurs les plus furieuses, et le lendemain les commères du quar- tier, alléchées par cette exemple, portaient à la loterie dix t'ois, cent fois ce qu'elles avaient payé la veille. Gomme font les directeurs des jeux de roulette et trente-et-quarante, qui publient de temps en temps dans les journaux qu'un Américain a fait sauter la banque. Comme faisaient les racoleurs sur le quai de la Ferraille : qui veut devenir général et cordon bleu ? — comme on dit encore aux conscrits qu'ils ont, sans s'en apercevoir, un bâton de maréchal dans leur giberne. Suivant cet exemple, voici ce qu'a dit Jules Simon le philosophe : « Lincoln, le président de la république améri- caine, a été fendeur d'échalas. » Donc, vous tous, les tendeurs d'échalas, et aussi les scieurs de long, les bûcherons, les menuisiers et les ébénistes, jetez la hache, la scie, le rabot. . . 198 ON DEMANDE UN TYRAN » Tamerlan était fils d'un berger, Olivier le Daim était barbier, le cardinal la Balue fils d'un meunier, le cardinal Martinius avait été valet, Amyot avait pour père un corroyeur, le cardinal Thomas Wolsey, un boucher, le cardinal d'Ossat, un maréchal-ferrant, le cardinal Baronius, un paysan, le cardinal Jean de Brognie avait gardé les pourceaux comme Sixte- Quint, Grégoire VII était fils d'un menuisier, Adrien VI, d'un tisserand, Artevelde était brasseur, Euripide était fils d'un marchand d'herbes, Démosthènes, d'un forgeron, et maître Gambetta, d'un épicier de Cahors. J'ai été moi-même commis de la librairie Hachette, et me voici sénateur, académicien, ministre, et qui sait?... »Donc, paysans et bergers, perruquiers, tailleurs, marchands de vins, épiciers, laquais, meuniers, bouchers, corroyeurs, forgerons, commissionnaires, lâchez-moi les outils et quittez l'atelier et le comp- toir, car « en France, pour grandir, pour arriver, et pour gouverner même, il n'y a qu'une condition : c'est la capacité. T extuel.) » Et qui sera juge de cette capacité? Vous-mêmes épiciers, menuisiers, paysans, avocats, commis, ten- deurs de bois, etc.! » Il y a bien cependant quelques petites conditions à ajouter à cette a seule condition, » la capacité. Il faut la manière de s'en servir, la souplesse de l'échiné, — omnia serviliter pro dominatione, — la ON DEMANDE UN TYRAN 199 mobilité des opinions, l'absence de principes et de patriotisme, le mépris de la vérité, l'égoïsme, etc.; mais le philosophe ne vous en parle pas : . . . Jetez aux orties, dit-il, et les outils, et le ta- blier, et la blouse, et les sabots ;— votez pour nous, portez-nous au pouvoir, et vous verrez renaître l'âge d'or : Surget gens aurea mundo, comme dit Virgile; et, quant aux bergers et paysans, bouchers, cuisiniers, teinturiers, voici encore ce qui arrivera aussitôt que nous serons tout à fait les maîtres : Sponte sua sandyx pascentes vestiet agnos, Les moutons, épargnant à l'homme un dur travail, Se feront un plaisir de naître teints en rose, Et paîtront dans les prés, tout cuits et tout à l'ail. La terre, justifiant enfin son vieux sobriquet à'alma parens, vous donnera sans culture et gratui- tement ses productions perfectionnées ; on verra se reproduire cette époque dont parlent les livres chinois : a Sous le huitième empereur Ho-sou, les hom- » mes vivaient en paix sans aucun souci ; — ils se » promenaient gaiement en se frappant doucement » le ventre toujours plein; — la bouche également » toujours pleine, ils goûtaient une joie pure. » 200 ON DEMANDE UN TYRAN Quant aux épiciers, qu'ils ne se mettent pas en peine; le sucre et le café se pèseront d'eux-mêmes, et peut-être même à faux poids, « comme des per- sonnes naturelles »; quant aux fendeurs de bois et au bois lui-même Voilà ce que dit Jules Simon, le philosophe. Voyons maintenant ce que dit Victor Hugo, le penseur. Victor Hugo, le penseur, pour ne parler, du moins aujourd'hui, que d'un point de ce qu'il dit et de ce qu'il écrit, — Victor Hugo met dans son programme « l'instruction obligatoire et gratuite à tous les degrés. » C'est-à-dire tous bacheliers, tous poètes, tous jour- nalistes, tous avocats, tous . . . gouvernement. Voilà ce qu'a dit Victor Hugo, le penseur, d'ac- cord en cela avec Jules Simon, le philosophe. Et, grâce à ces excitations imprudentes et inté- ressées, du philosophe et du penseur, que de mi- sères encore dans l'avenir, comme dans le présent et le passé, pour ces malheureuses dupes qui sor- tent de leur voie tracée et commencée pour se ruer, se pousser, se heurter, se coudoyer, se bousculer sur une seule route encombrée et couverte de chausse-trapes où, pour quelques-uns qui arrive- ront peut-être, meurtris et écloppés, un si grand ON DEMANDE UN TYRAN 201 nombre tomberont épuisés, foulés aux pieds, mou- rant de faim, de soif, de fatigue, de rage et de désespoir; les uns dans le sang, les autres dans la boue. Eh bien ! messieurs, puisque avec une si belle occasion de dire des vérités, avec le prestige de votre talent et de votre génie, vous n'avez pas voulu les dire 0 philosophe I ô penseur ! Vous allez en entendre une : O philosophe! ô penseur! vous n'êtes ni philo- sophe, ni penseur, — vous êtes des ambitieux, tout au plus,— vous êtes, à coup sûr, des charlatans et des empoisonneurs publies. XXX Un soir, dans une ville que je ne désignerai pas, à une date que je laisserai dans le doute, un homme cossument vêtu se fit annoncer chez « un grand avocat ». C'était un de ces deux ou trois « grands avocats » que les journaux appellent volontiers « les illustres défenseurs des grandes causes criminelles » et dont ils disent : 202 ON DEMANDE UN TYRAN « Grâce à l'éloquence de maître un tel, cet assassin, cet empoisonneur, cet incendiaire, ce parricide contre lequel étaient réunies les preuves les plus accablantes, a échappé à la peine que lui méritaient ses forfaits. » Pendant les débats, le président du tribunal, l'or- gane du ministère public adressent des éloges et des compliments à l'illustre avocat sur la façon admi- rable dont il ment. — A la fin de l'audience, pen- dant qu'il essuie son front couvert d'une feinte sueur, provenant d'une émotion factice, ses confrères, même ses rivaux, viennent lui serrer la main, non que son succès leur fasse plaisir, mais pour se montrer publi- quement amis du grand homme. Et le lendemain les journaux disent : « Les preuves étaient nombreuses et accablantes, les moyens de défense bien faibles en apparence, mais grâce à l'élo- quence, etc., etc. » Il s'en suit donc que, si, au lieu d'être défendu par maître... Lalagète, l'accusé l'eût été par maître Yintimé, ou tout autre avocat pris dans le tas, le jury l'eût déclaré coupable et il aurait eu le cou coupé, — tandis que, défendu par maître Lalagète, il est conservé à la société. Il résulte que maître Lalagète est un avocat très-élo- quent, très-habile, très-retors, très-charmeur et pipeur d'oreilles de bourgeois, qui change à son gré les assassins en modèles de vertu, du moins en accusés excusables, et leurs crimes en peccadilles, sauf à ON DEMANDE UN TYRAN 203 donner tous les torts à leurs victimes et à établir que « c'est le lapin qui a commencé ». Il résulte qu'il usurpe et exerce le « droit de grâce », que la constitution avait réservé au chef de l'État, qu'il pétrit, comme une cire molle, le cœur et l'es- prit des jurés et des magistrats. Si on raisonnait rigoureusement, on dirait : Le but, le devoir de l'éloquence de l'avocat doit être de défendre l'innocence, d'éclairer la justice, de faire protéger un accusé, même par cette loi, qui le con- damne, c'est-à-dire de veiller à ce que, acquitté, s'il est innocent, il ne soit puni, s'il est coupable, que conformément à la loi tant dans le mode, dans la nature, dans la durée, que dans la gravité de la peine. Et alors on témoignerait moins d'admiration pour celui dont l'art consiste à égarer la justice, à éluder la loi, à séduire, à « entortiller » les jurés, à déjouer la vindicte publique. Eh bien, s'il existe, en effet, un homme, et ils sont deux ou trois à qui l'opinion publique accorde à divers degrés cette puissance, — s'il existe un homme qui puisse à sa fantaisie faire acquitter ou laisser condamner des scélérats dont le crime est avéré, — nous arrivons à cette conséquence que la loi n'est faite que contre ceux que maître Lalagète ne défend pas, — qu'il ne s'agit pas, devant le jury, d'avoir 204 ON DEMANDE UN TYRAN ou de n'avoir pas commis un crime épouvantable, mais d'être ou de n'être pas défendu par maître Lalagète. Que défendu par maître... Y Intimé, il est plus dangereux d'avoir tué une puce, que d'avoir tué son père, si on est défendu par maître Lalagète. Que le seul forfait qui ne mérite et ne trouve aucune indulgence, le seul qui soit certainement puni par la loi, est le forfait de n'être pas défendu par maître Lalagète. Or, la loi doit être égale pour tous, donc, si cet homme existe, il faut enjoindre à cet ennemi triom- phant de la justice, de défendre tous les assassins, tous les incendiaires, tous les scélérats, sans excep- tion, et aussi, tous les menus coquins, sans quoi ceux-ci arriveraient à être punis plus sévèrement que les premiers. Pour parler, non pas plus sérieusement au fond, mais avec une forme plus sérieuse, si on accorde cette puissance à certains avocats sur les jurés, il faut absolument prendre un parti, et Supprimer ou le jury ou les avocats, Faire paraître les prévenus directement devant les juges, — les juges interrogeant, les prévenus répondant, sans ministère public qui accuse tout, sans avocats qui défendent tout. J'ajouterai, cependant, pour plaider les « circons- tances atténuantes » en faveur des avocats accusés, ON DEMANDE UN TYRAN 205 que j'ai voulu deux ou trois fois me rendre person- nellement compte de cette « éloquence », si invin- cible, et que je suis allé écouter, et maître Lalagète et ses... complices, les héros de Cours d'Assises, et que j'en suis revenu convaincu, que les eifets de cette éloquence viennent beaucoup plus de. . . l'in- nocence, de l'impressionnabilité de certains jurés que du talent de maître Lalagète; que ça consiste surtout en effet de mélodrame, en « ficelles », en « trucs », et que je n'ai pas aperçu les chaînes d'or que l'iconographie antique faisait sortir de la bouche de Mercure, qui était en son temps, comme l'est monsieur Lalagète aujourd'hui, à la fois le dieu de l'éloquence et le dieu des voleurs. Ajoutons le tort du ministère public et des pré- sidents de permettre à l'avocat, en dépit de la loi, de chercher ses effets dans l'image de la peine en- courue en cas de condamnation, c'est-à-dire de plai- der contre la loi, quand il ne doit plaider que contre l'accusation. Revenons à mon récit, dont je me suis laissé écarter : Un homme cossument vêtu se présenta donc un soir et se ht annoncer chez un de ces « illustres » qu'on appelait autrefois, et qui s'intitulaient eux- mêmes les « défenseurs, de la veuve et de l'orphe- lin » , jusqu'au jour où j'ai fait naïvement remarquer que, en face de l'avocat défenseur de la veuve et de 12 206 ON DEMANDE UN TYRAN l'orphelin, il y a toujours un autre avocat qui les attaque. Maître Lalagète était fatigué, on hésita quelque peu à recevoir l'étranger, mais il insista, et fufadmis. — Nous savons, Monsieur, dit-il, votre désintéres- sement; ce n'est pas cependant à cette vertu que nous nous adressons ; nous avons le bonheur de pou- voir récompenser dignement un talent aussi reconnu, — et, en même temps, il mit sur la table un rouleau d'or, — ceci est la moitié des honoraires que nous comptons vous offrir. — Voici l'acte d'accusation : — l'accusé est mon parent, bien plus, mon ami, et à la rigueur on pourrait dire mon complice, quoique je ne sois pas en cause. Mais, trêve de phrases qui, je le vois sur votre visage, ne produisent sur vous aucune impression; parlons net, il s'agit d'un fait de contrebande, et d'un de mes hommes qui a été pris par des douaniers. Pendant ce petit discours qu'il n'écoutait pas, ainsi que l'avait remarqué l'étranger, maître Lalagète avait parcouru le papier timbré, et dit : Il ne s'agit pas seulement de contrebande, il s'agit aussi de résistance armée contre les agents de l'autorité ; — les sept doua- niers dont se composait le poste où votre homme a tenté le passage, ont tous reçu des blessures ou des contusions; — leurs dépositions sont uniformes, et il ne servira à rien de nier, — donc votre homme est condamné d'avance et n'est pas « défendable ». ON DEMANDE UN TYRAN 207 — Vous en avez, Monsieur, défendu et sauvé de plus coupables. — Oui, dit l'avocat en se rengorgeant, oui, quant à la nature et aux conditions du crime; non, quant à son évidence. — Aussi, Monsieur, je ne viens pas vous deman- der de le faire acquitter; — nous n'y tenons pas, et lui en serait bien fâché, — il sait que, pendant son incarcération, sa famille ni lui ne manqueront de rien, et qu'il recevra et trouvera, en sortant de prison, avec une prime, sa part daps toutes nos opé- rations, sans avoir à partager nos travaux ni nos dangers ; — il ne s'agit donc pas de gagner ce procès, mais simplement de le plaider; — il ne s'agit même pas de plaider, mais de parler. — Je ne comprends pas. ' — Il n'est pas nécessaire que vous compreniez, du moins quant à présent; — l'affaire terminée, si vous êtes curieux, je vous l'expliquerai en vous appor- tant la seconde moitié de vos honoraires. — Mais, alors, pourquoi vous êtes-vous adressé à moi? — Ça, vous allez le comprendre tout de suite, quand je vous aurai dit tout à fait ce que nous de- mandons : — il s'agit, l'acte d'accusation lu, le réqui- sitoire prononcé, les témoins entendus, de prendre la parole et de la garder sans désemparer jusqu'à ce que votre serviteur, — je serai au premier rang du public, le plus en face de vous qu'il sera possible, 208 ON DEMANDE UN TYRAN — mette ainsi son doigt sur le bout de son nez. Si l'affaire était plaidée par maître « le premier venu », ou maître « n'importe qui », le président le prierait d'abréger et au besoin le ferait taire, il n'o- sera même pas le tenter à l'égard de l'illustre Lalagète ; — l'affaire est, comme vous le voyez, pour après- demain, à deux heures; ainsi, vous me reconnaî- trez bien? — Oui. — Et vous parlerez. . . vous direz tout ce que vous voudrez, mais vous ne vous arrêterez que lorsque vous me verrez faire ce geste. — C'est convenu. — Monsieur l'avocat, je vous présente mes res- pects; vous me reverrez le lendemain de l'audience. Il s'en va. Maître Lalagète reste un peu stupéfait, mais enfin, c'est une question de poumons, et ça sera sérieu- sement payé, il n'a pas besoin de conférer avec le prévenu ni d'étudier l'affaire; il verra bien ce que dira le ministère public. Le jour de l'audience arrive, maître Lalagète est à côté de son client, et ne tarde pas à reconnaître son visiteur, placé comme il l'a annoncé au premier rang de « l'Assemblée », et à l'angle opposé au sien. Les débats commencent; — on lit l'acte d'accusa- tion, le ministère public prononce son réquisitoire. « Le délit » — je dirais plus justement, le crime, — est patent, évident, incontestable, — non-seule- ON DEMANDE UN TYRAN 209 ment la fraude ne peut se nier, mais on ne peut nier davantage la résistance opiniâtre, désespérée du pré- venu, je devrais dire de l'accusé. — Le poste se compose de sept douaniers, ils sont tous cités en témoignage, et tous ici, — il n'en est pas un qui n'ait reçu des blessures ou des contusions, etc. On procède à l'interrogatoire de l'accusé, — il ne sait ce qu'on veut lui dire, — il n'a jamais fait de fraude de sa vie, et il n'a surtout jamais frappé un douanier; — loin de là, il professe pour cette utile institution le respect le plus profond et la sympa- thie la plus tendre ; il se promenait paisiblement, on s'est jeté sur lui, on l'a arrêté, et il apprend seule- ment à l'audience de quoi il est accusé, car comme il ne sait pas lire, l'acte d'accusation est pour lui un grimoire ou du papier blanc. Le défilé des témoins commence : tous reconnais- sent l'accusé sans hésiter, tous racontent qu'ils ont reçu, qui des coups de bâton, qui des coups de pied, qui des coups de poing, — ils en sont zébrés ; — le contrebandier maintient son système, on l'aura pris pour un autre. Qui? lui? frapper des douaniers ! allons donc. « La parole est au défenseur ». « Monsieur le président, messieurs les juges, mes - sieurs les jurés, au commencement du monde, à l'époque de la création, époque que je n'aurai pas l'audace de déterminer, car la science n'est pas plus u. 210 ON DEMANDE UN TYRAN d'accord à ce sujet avec les diverses religions que les diverses religions ne sont d'accord entre elles, — le créateur souverain mit l'homme et la femme dans un jardin. » C'est une remarque bien saine à faire que toutes les religions ont placé l'homme à sa naissance dans un jardin, et ont mis les séjours des bienheureux dans des jardins. » C'est dans un jardin que Virgile nous montre les héros morts : Locos lœtos et amœna vireta. » C'est dans des jardins que Mahomet a placé son paradis : Jardins coupés de ruisseaux limpides. » Et cependant dans le premier jardin, dans le pa- radis, d'où nos premiers parents ont été expulsés, » Avocat, murmura à demi-voix le président, pas- sez au déluge. » Où sommes-nous, s'écrie maître Lalagète? Ne sommes-nous plus dans le sanctuaire de la justice? La défense a-t-elle cessé d'être libre? Ne connaît- on pas ici les droits de l'accusé et lès privilèges de l'avocat? Ne suis-je pas libre de placer la défense du malheureux qui s'est mis sous mon égide sur le terrain qui me convient le mieux pour faire éclater son innocence ? » Non, je ne passerai pas au déluge, mais je dirai qu'entre les crimes que le déluge a essayé de laver, ON DEMANDE UN TYRAN 211 il n'en était pas de plus grand que la prétention de limiter, d'entraver, de mutiler la défense de l'accusé; — c'est dans l'histoire des tyrans les plus farouches, (ici il fait résonner la barre d'un vigoureux coup de poing), et les plus légitimement haïs, que l'on pour- rait seulement trouver des précédents à ce qui se passe ici aujourd'hui. — J'ai été mal compris, dit le président, mon inter- jection n'était pas une observation, mais une cita- tion littéraire et facétieuse, et en même temps un témoignage de plaisir que je partage avec l'auditoire en entendant la parole éloquente de l'illustre et savant avocat. Revenons donc au paradis : — J'y reviens, continue maître Lalagète pour cons- tater que le système prohibitif et les douanes sont d'institution divine et remontent jusqu'à la création : — Qu'est-ce, en effet, que cette défense de manger des fruits de « l'arbre de la science? » si ce n'est la prohibition. — Qu'est-ce que ces chérubins gar- dant les portes du paradis, d'où nos premiers parents étaient sortis, ces chérubins avec des épées flam- boyantes? si ce ne sont de célestes douaniers ; — mais aussi avouons que la contrebande, la fraude, sont aussi anciennes que le monde, puisque nos pre- miers parents les ont pratiquées aussitôt leur nais- sance, — et quels « droits », quelle pénalité, Mes- sieurs ! nous payons encore l'amende et les frais de 2J2 ON DEMANDE UN TYRAN cette faute commise, il y a six mille ans, selon les chrétiens, et il y a quatre-vingt-seize millions neuf cent soixante et un mille sept cent quarante années, suivant les chinois ; c'est donc au sortir des mains de l'Éternel, encore presque poussière, pulvis es, — que l'homme a montré qu'il y a en lui l'instinct de la fraude, et un instinct bien puissant, bien invincible, puisqu'il l'a conduit à désobéir à son Dieu, que, sans blesser personne, je puis placer hiérarchiquement au- dessus de M. le directeur des douanes, et peut-être au- dessus de M. le ministre des finances. » Ce ne sont donc pas les sévérités de la loi qui triompheront de cet instinct » Et ici maître Lalagète porta les yeux sur son visi- teur de l'avant- veille qui restait immobile, — il con- tinua. Il discuta les dépositions des témoins, — ces dépo- sitions sont nombreuses, — elles sont unanimes ; — là est leur force, selon M. le ministère public, — là est leur faiblesse suivant moi, je vais le prouver. Ici un murmure d'admiration s'exhala de l'audi- toire. « Je ne nierai pas que sept soit un nombre res- pectable, d'abord il est impair. Numéro deus impare gaudet. » Les dieux aiment les'nombres impairs, ils n'ont jamais dit pourquoi. • ON DEMANDE UN TYRAN 213 » Théodore de Samosate prouve l'excellence du nombre sept, par cela que Jupiter, après sa nais- sance, regarda le monde et passa à rire aux éclats ses sept premiers jours. » Le [nombre sept est celui du repos de Dieu et celui du repos des hommes. » Je n'ai donc rien contre le nombre sept, au con- traire; je vous ai dit également mes sentiments sym- pathiques pour la douane et les douaniers que j'ai com- parés aux chérubins qui gardent les portes du para- dis, pour nous empêcher d'y rentrer en fraude. » Mais qu'il me soit permis de dire que ces sept témoins, témoignant tous des mêmes faits et de la même manière, presque dans les mêmes termes, pourraient être soupçonnés de concert et d'entente préalables ; — il n'est pas naturel que sept hommes de tempérament différent... » Ici une théorie des tempéraments d'après Hippo- crate, Après quoi, maître Lalagète reprend : — Les uns, plus vigoureux, les autres moins ; — les uns, plus sensibles à l'épiderme, les autres, plus endurcis, — n'ayant pas la même portée ni dans la vue des yeux ni dans celle de l'intelligence, aient fait précisément la même déposition, sans presque aucune différence idiosyncrasique ; il semble une leçon apprise. » 11 n'est pas probable que mon client ait pu les battre tous. — D'ailleurs, les uns plus résolus, les autres plus timides, ils ne se sont pas également 214 ON DEMANDE UN TYRAN exposés aux coups; n'ont-ilspas, d'ailleurs, commencé eux-mêmes par quelques brutalités; car, enfin, Messieurs, quelque mérite qu'on reconnaisse aux douaniers, quelque sympathie que l'on puisse, que l'on doive professer pour eux, ils ne sont pas de véritables chérubins, ils appartiennent à l'espèce hu- maine, et participent, sinon à tous, du moins, à quel- ques-uns des défauts de cette race dont nous faisons tous partie ; — à les entendre, à entendre le récit una- nime, et de leur mansuétude, et des coups si nom- breux qu'ils auraient reçus, et dont ils seraient ecchy- moses, il faudrait les supposer à la fois cléments et bleus comme le ciel. — Je ne pousserai pas plus loin les doutes, je ménagerai la pudeur des témoins, je n'exigerai pas l'exhibition des contusions et ecchymo- ses, auxquelles le ministère public a, un peu libé- ralement peut-être, donné le nom de blessures. » Le procureur impérial, (ou de la République), interrompt : « Je n'ai pas dit blessure. » Maître Lalagète s'écrie : — « Non, vous ne l'avez pas dit, mais je suis heureux de vous l'avoir fait con- fesser; vous n'avez pas prononcé le mot de blessure, mais par d'habiles insinuations vous en avez fait naître l'idée dans l'esprit de MM. les jurés ; — si vous aviez prononcé le mot, vous auriez craint de le voir relevé et réfuté par moi. « Vous avez, avec un art dangereux, je ne veux pas dire perfide, glissé la chose dans l'esprit de MM. les ON DEMANDE UN TYRAN 215 jurés, comme un poison latent. — Vous n'avez pas dit blessure, mais vous avez fait pis que de le dire. » Maître Lalagète regarde encore son visiteur, et cette fois, avec un peu d'inquiétude ; le visiteur ne bouge pas, — il fait un soupir et continue : a II y a sept témoins qui affirment qu'ils ont vu le prévenu, mais si le tribunal le permet, si MM. les jurés l'ordonnent, je me fais fort d'en amener à la barre sept cents, que dis-je, sept mille qui ne l'ont pas vu, et alors que devient ce pauvre, ce mesquin nombre de sept témoins? » Nombre que, d'ailleurs, je réduirai à six, car enfin, le prévenu soutient et maintient qu'il ne connaît pas les douaniers, et ne les a jamais vus. » Ce n'est qu'un témoignage, direz-vous; oui, mais c'en est un. » Je veux bien que cet unique témoignage n'infirme pas celui des sept douaniers ; mais du moins il doit venir et vient en déduction de ce nombre ; — qui de sept ôte un, reste six, — six contre sept mille. » Maître Lalagète regarde encore son visiteur, le voit toujours immobile, soupire de nouveau, et continue. Ici il raconte l'histoire, hélas très-triste, de toutes les erreurs de la justice. — Les jurés voudront-ils ajouter un nom à ce déplorable martyrologe ? Non, ils rendront un fonctionnaire à ses fonctions, un membre utile à la société, un époux à son épouse, un père à ses enfants. ~216 ON DEMANDE ON TYRAN Le ministère public interrompt : « L'accusé n'est pas marié et n'a pas d'enfants. » Maître Lalagète frappe violemment la barre et s'é- crie : « Grâces vous soient rendues, Monsieur, grâces vous soient mille fois rendues, de venir, par votre interruption et votre observation, donner un appui aussi immense qu'involontaire à la défense. » En effet, s'il était marié, — son sort n'intéresse- rait qu'une seule femme, — il est célibataire, ce sort intéresse toutes les filles nubiles dont chacune peut espérer trouver en lui le compagnon et le soutien de sa vie et l'idéal de ses rêves. » Il n'a pas d'enfants, dites-vous, tant pis pour eux. car il peut en avoir, et si ces innocentes créatures inspirent de la compassion, c'est au point de vue de leur jeunesse, sans défense et sans protection ; et ceux qui naîtront plus tard seront plus abandonnés, plus dénués, que s'ils étaient aujourd'hui dans la vie depuis plusieurs années. » Maître Lalagète était essoufflé, son mouchoir était trempé de la sueur qu'il essuyait en vain de son front, — et il était encore plus inquiet qu'essoufflé, il ne savait que dire, il était « au bout de son rou- leau ». Allait-il être obligé de recommencer? Mais, ô bonheur, en levant les yeux il vit son visiteur auquel parlait à l'oreille un inconnu venant de se glisser à travers la foule ; — il vit son visi- teur se gratter légèrement le bout du nez. ON DEMANDE UN TYRAN 2J7 Sa tâche était remplie, il termina par une brillante et bruyante péroraison, dans laquelle il tutoya le prévenu; celui-ci fut condamné à l'unanimité et au maximum de la peine. Maître Lalagète se leva et sortit entouré de ses confrères qui lui adressaient leurs félicitations, et, la tête haute et le sourire triomphant, fendit la foule empressée de contempler ses traits et de toucher sa robe ilottante. Le lendemain, le visiteur se fait annoncer, il dé- pose sur la table de l'avocat un second rouleau et le remercie avec eiïusion. Maître Lalagète réclame l'exécution de la promesse qui lui a été faite de lui révéler le mot de l'énigme. « C'est juste, répond l'étranger : ainsi que je vous l'ai déjà dit, le prévenu d'avant-hier, le condamné d'hier, est un membre d'une association dont je suis le chef. Désigné par le sort, il s'est fait prendre exprès, en ayant soin de donner des coups à tous les douaniers, et d'en faire des témoins contre lui, décidé à citer, selon son droit, ceux que le minis- tère public ne citerait pas; — les douaniers cités au palais, le poste se trouvait donc abandonné, c'est-à- dire laissé à la garde d'un postiche détaché d'un autre poste et qui ne pouvait surveiller qu'un étroit espace. » Nous avions, dès la veille, fait approcher un im- mense chargement d'esprit de vin, et pendant que vous teniez l'auditoire et les témoins dans les chai- 13 218 ON DEMANDE UN TYRAN nés de votre éloquence, nous avons introduit notre chargement sans encombre ni difficultés, — et nous avons gagné plus de cent mille francs. » XXXI Tous les journaux ont pris un soin un peu puéril de diviser et de classer les sénateurs élus par cou- leurs et par nuances. Candidats arlequins, candi- dats masqués, jouant sur la rouge ou sur la noire, non d'après des principes, des convictions, des pré- férences même, mais d'après les chances que chacun a cru avoir de gagner. — Ce n'est que, le car- naval lini, le mercredi des cendres, c'est-à-dire au premier vote important, que l'on pourra faire cette classiiication, et encore ne sera-t-elle que provi- soire et prête à être modifiée par les intérêts et les influences. M. É. de Girardin a fait insérer et dans son journal et dans tous ceux avec lesquels il est en relations, sans compter des distributions abon- dantes, une profession de foi dans laquelle il dit : « Je suis peut-être, en France, le seul député et le seul écrivain à qui la liberté n'ait ja- mais eu à reprocher un seul jour de défaillance et de désertion. » ON DEMANDE UN TYRAN 219 Il y a longtemps que j'ai pris, comme lui, le parti, quand j'ai besoin de respirer un peu le par- fum des louanges, d'allumer et de brûler moi-même l'encens sous mon propre nez; — les autres ne s'en acquittent jamais aussi bien, et oublient tou- jours quelque chose. Ainsi, les plus bienveillants à l'égard de M. de Girardin, ceux qui appellent volontiers le « pre- mier de nos publicistes » le journaliste qui s'est peut-être le plus souvent trompé, n'auraient jamais pensé, parmi certains éloges qu'on peut légitime- ment faire de lui, de donner place à l'invariabilité des opinions. J'ai souvent constaté la faculté que possède le Fran- çais, en général, d'oublier tout, au bout de six mois; — mais entre les Français eux-mêmes, M. de Girar- din tient un rang très-honorable sous ce rapport. Je voudrais savoir ce que M. de Girardin entend par la liberté ; — ne serait-il pas, par hasard, ques- tion des « libertés qu'il a prises » et non de celle qu'il aurait honorée d'un culte sans défaillance? Il a oublié qu'en 1848, la liberté la république qu'il professe aujourd'hui, avait, pour s'établir en France, les chances les plus favorables. Il y avait alors au pouvoir exécutif un homme qui, avec une honnêteté aussi incontestable et in- contestée que celle du duc de Magenta, avait de 220 ON DEMANDE UN TYRAN plus eu la terrible chance, (et que les dieux la dé- tournent du maréchal!) de donner, dans les sinistres journées de juin, de formidables gages à l'ordre et à la vraie liberté. Eh bien, M. de Girardin a com- plètement oublié qu'il attaqua cet homme par tous les moyens, par la diffamation, par la calomnie même, et qu'il contribua beaucoup à faire nommer à sa place le prince Napoléon Bonaparte, — ce qui eut pour suite l'insurrection du dit prince au deux décembre, — les massacres dans les rues, les emprisonnements, les exils, les déportations, — non pas cette fois des émeu tiers et des brigands, mais des citoyens les plus justement considérés, des dé- putés, de Cavaignac, de M. Thiers, de M. de Gi- rardin lui-même. Si je ne connaissais sa facilité pour l'oubli, je demanderais si M. de Girardin est convaincu de n'avoir pas, en cette circonstance, interrompu quel- que peu le culte qu'il proclame si persévérant à la liberté. Lors de la guerre, M. de Girardin a oublié éga- lement que, poussant de toutes ses forces à cette sinistre entreprise par son journal ; un soir, en plein Opéra, le corps à moitié hors de sa loge, il s'écria : à Berlin ! à Berlin ! Ceux qui se rappellent et cette circonstance et les suites de cette guerre ; ceux qui ont eu des pa- rents et des amis morts, prisonniers; ceux qui ont ON DEMANDE UN TYRAN 2i>l eux-mêmes souffert toutes les tristesses et les pri- vations de la captivité, admettront difficilement que l'homme qui a contribué autant qu'il était en lui à cette funeste guerre, ait rendu à ce moment un culte bien fervent à la liberté. Mais le hasard m'a présenté hier un spécimen singulier de la faculté d'oublier que possède le ré- dacteur en chef de la France : Je feuilletais, à Nice, l'album d'une dame étran- gère, et je vis sur cet album quelques phrases, signées Emile de Girardin, et de ces phrases, voici la dernière : « .... Nous étions plus heureux en ce temps- là, d'abord j'avais dix ans de moins, et la France n'avait pas perdu l'Alsace et la Lorraine. » Il est évident que M. de Girardin n'eût pas écrit cette phrase, s'il eût gardé le souvenir même le plus léger de la part qu'il a prise à la déclaration de guerre; dans le salon où il a écrit ladite phrase, je suis certain qu'aucune personne bien élevée ne se serait avisée, sachant ce qui s'était passé, de faire devant M. de Girardin une allusion à la guerre de Prusse et à ses déplorables résultats dans lesquels il faut compter la Commune. — Il est en effet convenu, selon un proverbe, que « on ne doit pas parler de corde dans la maison d'un pendu »; et on a quelque droit de s'étonner de voir les pen- dus en parler eux-mêmes. ON DEMANDE UN TYRAN XXXII La France tristement résignée, regardant jouer ses destinées avec des cartes biseautées ef des dés pipés, ne voulant ou ne pouvant pas regarder au delà du mo- ment présent, — semblable à ces pauvres qui, obli- gés de livrer une bataille pour conquérir chaque repas, sont trop occupés du dîner d'aujourd'hui, pour pouvoir même songer au souper de ce soir, moins encore au dîner de demain. Tout le monde s'assoupit, s'engourdit, s'abrutit dans une sorte d'indifférence désespérée et de tor- peur ; on se dit : la journée d'hier s'est passée assez tranquillement, nous n'avons pas eu de sinistre au- jourd'hui, rien n'est annoncé pour demain; — il faut espérer qu'il en sera de même après-demain. — Et puis . . . après ? — Après, on verra. La bille tourne dans le cylindre de la roulette, nous nous réjouissons mentalement qu'elle ait été lancée vigoureusement par les événements, et qu'elle promette de tourner longtemps avant de s'arrêter dans une des cases; — tant qu'elle tourne, nous n'avons pas gagné; mais nous n'avons pas perdu non plus; nous voyons encore notre enjeu, — si ça pouvait toujours tourner! ON DEMANDE UN TYRAN 223 Demain la bille s'arrêtera, le diable sait dans quelle case. Il est probable que la future assemblée ressemble- ra à celle qui vient de finir, — des groupes réunis sans convictions, sans principes, s'associant, se sépa- rant au gré des quelques-uns qui les mènent. Mais où cela nous conduit-il? Peut-être est-il encore temps de donner quelques avis, d'abord pour demain, ensuite pour un avenir plus éloigné. L'homme, en général, a coutume de n'adopter le simple et le vrai qu'après avoir épuisé toutes les combinaisons du complexe et du faux ; — il me semble qu'il ne reste guère de sottises à faire, et qu'on pourrait peut-être écouter la raison à moins qu'on ne recommence le cercle des sottises. Il y avait une apparence de raison à rétribuer les députés ; — sans cette indemnité, il fallait renoncer à des choix utiles et honorables ; les riches seuls pouvaient accepter le mandat législatif, en y ajou- tant ceux qui trouvaient moyen de s'enrichir par la corruption. Lors de la première révolution, un député, favori de la cour, interrompit Mirabeau qui demandait je ne sais quelle mesure, en lui criant : « On comprend l'intérêt que vous portez à cette question, vous avez des dettes.' — Et vous. Monsieur, répondit Mirabeau, vous en aviez. » 224 ON DEMANDE UN TYRAN Mais là n'était qu'un des côtés de la question, les autres côtés se montrent aujourd'hui, il faut les cons- tater. De même que les trente sous payés aux soldats de l'émeute, ont, sous la Commune, entraîné et mené loin de pauvres diables qui expient aujourd'hui les crimes de ceux qui les ont poussés, — les huit ou neuf mille francs de l'indemnité donnée aux dépu- tés, ont fait de la députation un métier facile et lucratif, pour les fruits secs du barreau, de la plume, de l'industrie, etc., c'est une carrière. De même que le neveu de Mazzini, encore au collège, au milieu de camarades qui causaient de leurs chances d'ave- nir et qui disaient : Moi je suis riche, moi je serai soldat, — moi magistrat, — moi ingénieur, etc., — moi, dit l'en- fant, je serai conspirateur. Un tas de mauvais avocats sans cause, se disent : Je n'ai pas de talent, ça m'ennuie de travailler, — mon crédit à la brasserie est découragé et épuisé, — visons à la présidence de la république, — et si le coup baisse soyons toujours député, — cela rapporte bien plus que je ne puis gagner, en exerçant un métier honnête. En effet, même parmi les avocats un peu occupés dans beaucoup de villes de province, « l'éloquence » locale est loin de rapporter neuf mille francs, — car, remarquez bien que cène sont pas les premiers. ON DEMANDE UN TYRAN 225 lés forts, les habiles qui se jettent là-dedans, sauf quelques exceptions dont je parlerai tout à l'heure, à un autre point de vue. La « législature » finie, voyez-les se cramponner, avec le courage du désespoir, à un siège douteux à la future Assemblée, — comme Cynegire, de fa- buleuse mémoire. Si vous leur coupez la main droite, ils empoi- gneront le siège de la main gauche; — coupez celle-ci, ils le saisiront avec les dents; — les pro- messes, les boniments de l'élection précédente ne suffisent plus. Au moment où la foire aux députés s'ouvre, écou- tez les grosses caisses, les clarinettes, les cymbales, les trompettes ; déguisé en pitre, en paillasse, le candidat monte sur des planches à la porte des baraques : « C'est ici que l'on voit le vrai républicain, le vé- ritable ami du peuple ; — venez voir ce phénomène, entrerez, prrrenez vos billets, vous serez riches, il n'y aura plus d'impôts, ou, s'il y en a, il les payera de sa poche; vous serez tous décorés, le soleil mû- rira régulièrement les moissons que la pluie aura gonflées. — Peuh, murmure l'auditoire, de la pluie, du soleil, y a pas besoin de lui pour ça, il faudra encore labourer, bêcher, herser, sarcler... » Il s'aperçoit de la froideur, il reprend; « mais pour- 13. 226 ON DEMANDE UN TYRAN quoi est-ce que je parle de moissons! — il tombera de la manne et des cailles comme jadis au désert; les ruisseaux rouleront du lait. — Peuh ! — Mais les rivières du vin et de l'absinthe. — A la bonne heure. — Entrrrez, prrrenez vos billets. On entre, il a dépouillé la casaque à carreaux rouges ou bleus, on le trouve dans la baraque, vêtu d'un vieil habit noir ; là il continue : « Vous voulez être riches, avoir des places, des honneurs, de l'argent à gogo, — il n'y a qu'à me nommer : si vous ne me nommez pas, vous verrez reparaître tous les droits féodaux, le servage, la glèbe, la dîme , le droit de jambage, les bûchers de l'inquisition, etc. » On le nomme, — et il n'est plus jamais question de lui ni à l'Assemblée ni ailleurs; — j'ai déjà com- paré le candidat de cette espèce, à une goutte d'eau dans un nuage, et qui dit : Ah ! si je réussis à tomber dans la mer ! Quelle tempête, mes enfants, je la fais déborder et submerger la terre; — elle s'agite, elle tombe, et c'est fini. Mais c'est une affaire convenue et faite jusqu'à nouvel ordre ; on paie les députés ; comptons seule- ment de combien de fruits secs, d'orateurs de brasse- rie, de légistes de balcon — nous serons débarrassés le jour où il aura fallu revenir sur cette erreur. ON DEMANDE UN TYRAN 227 En attendant, il est une mesure qu'il est encore temps de prendre, mais qui la prendra? L'Assem- blée elle-même réglant la discipline intérieure? Il est dangereux de faire voter les lois par ceux qu'elles doivent frapper; nous venons de voir combien il a été difficile de renvoyer la dernière Assemblée qui devait décider elle-même l'époque de son départ, et les plus acharnés à voter, les plus attrapés aussi ont été ceux qui réclamaient bruyamment la disso- lution depuis quatre ans, en faisant des vœux tout bas pour ne pas l'obtenir; cependant, parlons-en : L'abandon de Paris, la Chambre à Versailles, rendent l'assiduité plus difficile, les absences plus fréquentes et plus excusées, les retards et la perte de temps quotidiens. J'en suis encore à comprendre comment un gou- vernement assez fort, à la tête duquel est un brave soldat comme le maréchal Mac-Manon, se résigne à avoir l'air d'avoir peur ; — je ne comprends pas davantage comment la représentation nationale est plus à l'abri d'un coup de main à Versailles qu'à Paris, — quand je me charge de prouver le con- traire. A Paris sont réunis tous les ministères; tous les fonctionnaires, au besoin, correspondent entre eux pour la défense commune ; — à Paris, par toutes les voies ferrées, on peut faire arriver, en quelques heures, des troupes de tous les points de la France. Ajoutons qu'il serait bien plus facile de se saisir 228 ON DEMANDE UN TYRAN un à un aux gare?, à l'arrivée et au départ des dé- putés, qui presque tous mangent, dorment et s'a- musent à Paris , que de les attaquer ensemble au palais Bourbon, défendus par une armée qui peut être, demain, de o00,000 hommes. En effet, vous avez vu M***, j'ai oublié son nom, lorsqu'il a eu envie de souffleter maître Gambetta; il n'a eu qu'à l'attendre à la gare, où il lui fallait nécessairement se mettre à pied, tandis que le fils de l'épicier de Cahors eût pu arriver au palais Bourbon par divers chemins et ne descendre de son coupé qu'à la grille, entre les factionnaires. Mais, — c'est encore une chose faite, — on a dépensé de grosses sommes pour édifier non-seule- ment la Chambre des députés, mais encore celle des sénateurs à Versailles; — la Chambre des séna- teurs à Versailles est une idée encore plus... choc- nosophe, eût dit Théophile Gautier; en effet, parmi les sénateurs, seniores, il y aura beaucoup plus de vieillards, de valétudinaires qu'à l'autre Assemblée; que de raisons, que de prétextes pour ne pas aller à Versailles ! Je le répète, c'est fait, voyons à dimi- nuer des inconvénients qu'on ne peut plus éviter. Sauf les jours où « la question politique » est en jeu, c'est-à-dire, où on se dispute les places et sur- tout les traitements, la Chambre n'est jamais en nombre; les vraies questions, le budget, etc., ça OX DEMANDE UN TYRAN 229 se passe entre quelques membres qui votent saiis écouter ; — d'ailleurs, qui a intérêt à chicaner, à diminuer un budget dont on aura sa part? Entre les avocats, ceux de quelque valeur vont plaider à droite, à gauche, dans les départements, sans penser que le traitement donné aux députés est une indemnité, le rachat de leurs occupations qu'ils abandonnent; — l'indemnité des députés est par eux consacrée à payer les chemins de fer qui les portent loin de l'Assemblée ; les autres viennent quand ils ont le temps ou n'ont rien de plus amu- sant à faire ; — viennent après qu'ils ont déjeuné à leur heure et sans se presser, et quittent les séances trop longues pour ne pas manquer le con- voi qui les mène dîner à Paris. On a. imaginé, s'il se présente un cas grave, de voter pour les absents; c'est si bête qu'on en a ri, sans penser à ce que ça a d'insolemment illégal et de dangereux. Puisque on paye les députés, il faut exiger qu'ils gagnent leur argent, — et voici ce que le bon sens indiquerait : 1° Aucun député ne peut s'absenter plus d'un jour sans un congé motivé, demandé et obtenu; 2° On divisera l'indemnité par jour, — on la payera en jetons de présence qu'on cessera de déli- vrer après le premier quart d'heure écoulé. 230 ON DEMANDE UN TYRAN Yoilà tout ce que je dirai aujourd'hui sur ce sujet; j'ai à parler du suffrage dit universel, et à prouver que son moindre tort est de n'être pas du tout uni- versel. XXXIII Je doute fort que le spectacle des réunions poli- tiques qui ont précédé les élections, et les élections elles-mêmes, soient propres à relever la France dans l'opinion du monde. £h quoi, se dira-t-on, c'est là ce grand peuple, voilà donc aujourd'hui l'élite de la France : Barodet, Naquet, Cotte, Gambetta, Frey- cinet ! etc. C'est là tout ce qu'un peuple intelligent, jugeant dans sa souveraineté, a pu trouver dans son sein pour lui confier ses destinées ! Il n'y a pas mieux dans les sciences, dans les lettres, dans la politique, dans l'industrie, dans la finance ; c'est là le dessus du panier ; quelle étrange dégénérescence! il n'est pas aujourd'hui un peuple en Europe, — disons dans le monde, — qui ne puisse trouver mieux chez lui. Et ce peuple, dans l'exercice de sa souveraineté, à quel point il manque, non-seulement de majesté, mais de tenue, de décence, de bon sens, de justice, de dignité, de discernement ; comme il se laisse ON DEMANDE UN TYRAN 231 mener par des farceurs et des charlatans de bas étage! Il y a quelques mois, en parlant des moyens de rendre le suffrage universel — universel ; — c'est- à-dire de faire que chaque français exprime réelle- ment, par son vote, ses sentiments, ses opinions, sa pensée, — je disais qu'il fallait d'abord, pour arriver à ce but, que le suffrage fût à deux degrés, c'est-à-dire que chaque commune choisît dans son sein des représentants, des mandataires, dont elle pût connaître et la famille, et la vie publique et privée, et les antécédents, et la situation, — lesquels mandataires voteraient pour elle et nommeraient les députés. Je disais encore, et les turpitudes qui viennent de se passer sous nos yeux me donnent tristement raison, — qu'il faudrait, au moment des élections, faire... — Précisément le contraire de ce qui se fait ; Ce qui se fait, c'est d'autoriser exceptionnellement les réunions, les assemblées, les clubs, etc. ; Ce qu'il faudrait faire... ce serait de défendre et supprimer toute réunion, tout club, dont le résultat ne produit que le triomphe des bavards, des énergu- mènes, des fous qui égarent un auditoire crédule, — et font, du suffrage dit universel, la propriété d'un petit nombre d'intrigants; — il faudrait non-seule- ment proscrire ces réunions, mais aussi pendant les trois jours qui précèdent l'élection, fermer les caba- rets, les cafés, les brasseries, les tavernes, les cham- brées, tous ces endroits où on vend la folie, la bêtise, 232 ON DEMANDE UN TYRAN l'abrutissement, au litre, à la bouteille et aux petits verres et où on se prépare à la seconde ivresse, au second empoisonnement des réunions. — Je voulais aussi et je veux encore et plus que jamais, que pendant les huit jours qui précèdent les élections, les journaux fussent astreints à amuser leurs lec- teurs par des articles purement de littérature et d'imagination , sans s'occuper aucunement de politique. Ces trois causes d'ivresse supprimées, le peuple- souverain serait alors convenablement préparé à mettre, dans ses choix du recueillement, du sérieux et du bon sens; c'est alors que ledit peuple souve- rain se montrerait maître de lui-même, véritable- ment indépendant et digne de se conduire. Je lisais hier dans le Figaro, qui ne se rappelle- pas qu'il a reproduit les vœux que j'exprimais à ce sujet, que déjà en Amérique, les cabarets, cafés, etc., sont rigoureusement fermés en temps d'élection. Un journal, l'autre jour, à propos de maître Gam- betta, qui prétend conserver sa queue, rappelait l'opinion de M. Littré, que l'homme n'est qu'un singe perfectionné. — Maître Gambetta descend alors de cette espèce que les naturalistes appellent « à queue prenante » et qui se servent de cet appendice pour grimper et se tenir en l'air; on connaît la manie qu'ont les singes en captivité de grignoter et de ON DEMANDE ON TYRAN 233 manger leur queue. — Maître Gambetta est destiné à nous montrer un phénomène nouveau : c'est sa queue qui le mangera. XXXIV Un coup d'œil sur ce qui se passe. M. Clemenceau demande l'amnistie complète, pleine et entière. Un autre candidat monte à la tribune et dit : Nous avons tous des amis à Nouméa, donnons nos voix à ceux qui promettront l'amnistie com- plète. Victor Hugo l'annonce et l'exige. Et moi aussi je demande l'amnistie, mais à cer- taines conditions; Et ces conditions les voici : 1° Qu'elle s'étende sur les dupes, sur les repen- tants, et que chacun de ceux qui seront délivrés, soit remplacé là-bas par un de ceux qui les ont enivrés, trompés, égarés, ceux-ci fissent-ils partie des Assemblées, occupassent-ils des positions plus ou moins élevées, — on les prendrait où ils sont. 2° Que ceux qui demandent l'amnistie commen- cent par protester hautement de leur horreur, de leur détestation pour les vols, les assassinats, les 234 ON DEMANDE UN TYRAN incendies, qui ont eu lieu pendant la commune; — ensuite, Qu'ils nous garantissent que ceux auxquels on accordera l' amnistie, nous l'accorderont de leur côté ; Qu'ils nous garantissent que cette demande n'a pas pour but simplement de remplir les cadres de l'émeute, et d'appeler, au service actif de la révo- lution, la classe de 1876, et années suivantes. A ces conditions je demande l'amnistie, et je fais mieux, Je demande qu'on se préoccupe de la position et du sort des amnistiés, — qu'on ne les livre pas de nouveau aux excitations de la misère, du cabaret, des doctrines empoisonnées ; Qu'on les fasse passer par une sorte de purga- toire; que, en Algérie, c'est-à-dire en France, on les réunisse à leur famille en leur donnant de l'ouvrage, soit à la terre, soit à des travaux d'uti- lité publique. Un M. Accolas, dans une réunion, a exposé l'autre jour ses idées ; il renouvelle un programme que j'avais résumé déjà en 1848, et qui a été répété en 1870 comme nouveau. Article 1er, il n y a plus rien. En effet, le citoyen Accolas demande la suppres- sion de la religion, de l'armée, de la magistrature; la suppression de la propriété, sous le nom de loi ON DEMANDE UN TYRAN 235 agraire et de liquidation sociale, etc. ; — mais au milieu de ces insanités, brille un éclair de bon sens, — il demande la suppression des « maisons d'alié- nés. » N'est-ce pas, en effet, une injustice choquante de voir, détenus et prisonniers, dans ces maisons, un certain nombre de pauvres diables pour la plupart inoffensifs, tandis qu'on laisse vaguer et pérorer en liberté la foule innombrable de fous furieux, enra- gés, dangereux, qui viennent de donner, dans les réunions publiques, un spectacle triste et grotesque, et un déplorable spécimen de l'état des intelligences et des esprits dans notre pays?... Passons à un autre sujet : J'entends de toutes parts des plaintes sur « les partis politiques » qui déchirent la France. Je regarde où sont et quels sont les partis poli- tiques, et je découvre une grande et incontestable vérité : Il n'y a pas de partis politiques. Il y a des appétits, des faims, des soifs, des va- nités, — mais il n'y a pas départis politiques. On appelait autrefois, en bon français, « parti politique », un groupe plus ou moins nombreux, poursuivant par des moyens quelquefois -honnêtes, quelquefois moins honnêtes, quelquefois pas du tout honnêtes, l'application de certaines théories, de 23G ON DEMANDE UN TYRAN certaines opinions, de certaines affections, la réali- sation de certains rêves, et cela sans défaillance, sans hésitations, sans tergiversations. Mais la France aujourd'hui n'est plus un pays où il se fasse de la politique; la France est un grand tapis vert, autour duquel se pressent les joueurs, les pontes, les grecs animés par la vue des piles de pièces de cent sous et des rouleaux de louis, jouant sur telle ou telle couleur, sur tel ou tel numéro; et la preuve qu'il n'y a plus de partis, c'est que vous voyez tous les joueurs, quitter pour une autre, la couleur qui tarde trop à sortir, et. beaucoup, mettre leur enjeu à cheval sur deux ou quatre numéros, etc. rs*'avons-nous p s \u maître Laurier, il y a deux ans, républicain radical et jouant sur la couleur rouge, mettre un jour son enjeu sur la couleur blanche et se faire légitimiste? On ne me fera pas accepter comme des hommes de parti : M. Raoul Duval qui a si longtemps hésité avant de mettre son enjeu sur le bonapartisme. Victor Hugo qui a mis le sien successivement sur la Res- tauration, sur le gouvernement de Juillet, sur Na- poléon III, sur la république modérée, et aujour- d'hui sur la république radicale, socialiste, intran- sigeante. ON DEMANDE UN TYRAN "237 N'avons-nous pas vu les bonapartistes voter avec les pseudo-républicains, et avec les légitimistes? Ceux-ci rendant aux uns et aux autres la même politesse ? Ne voyons-nous pas maître Gambetta abandonner tous les principes sur lesquels s'appuie l'idée répu- blicaine, et varier ses « tartines » selon son audi- toire? _ Ne le voyons-nous pas s'enfariner et pro- noncer des discours paternes à des niais placés en face de lui qui l' écoutent et le prennent au sérieux, tandis que de temps en temps il se détourne, et à ses amis et complices qui ne comprennent pas et murmurent derrière lui, explique que c'est « une frime » en tirant la langue, ou en faisant tourner sa main ouverte sur le bout de son nez? Non, non, je le répète, il n'y a pas de « partis politiques », il y a des joueurs plus ou moins tri- cheurs, bizeauteurs de cartes, pipeurs de dés, re- tourneurs de rois. Il y a des affamés, des altérés, des vaniteux. La France ne peut même pas se tlatter d'être déchirée par des lions. Elle est honteusement mordue, grignotée, sucée, déchiquetée par des hyènes, des vautours, des cor- beaux, des belettes, des fouines, des putois, des rats, et toute la horde des c< bêtes puantes ». 238 ON DEMANDE DN TYRAN De ces réunions publiques, de cette descente de la Courtille, où le grotesque semble dominer, on peut et il faut cependant tirer quelques enseigne- ments . Maître Gambetta, parlant d'une voix doucereuse et hypocrite, joue le rôle d'un chef de bande qui cause avec le portier, pour distraire son attention, tandis que ses hommes se glissent dans la maison qu'ils vont piller et brûler. D'ailleurs, fùt-il de bonne foi, il serait bien vite débordé, et déjà il inspire de la défiance à ses complices. Les farceurs, les fous et les coquins, dans les réunions publiques, grisés par le petit bleu et par leurs propres bavardages, trahissent le mot d'ordre et le mot de passe. É coutez-les et vous saurez ce qu'ils entendent par liberté, égalité et fraternité, ce qu'ils comptent prendre et ce qu'ils comptent vous laisser. Ceux qui s'intitulent conservateurs, se querellent sur les nuances, se poussent du coude, se séparent sur des vétilles, au lieu de se réunir contre l'ennemi commun . Chacun espère se sauver, qui sur un morceau de mât, qui sur un aviron, qui sur une cage à poules, au lieu de former, de ces débris réunis, un radeau capable de les porter tous. ON DEMANDE U.N TYRAN 239 Ils me font l'effet, dans leurs querelles, de gens, je l'ai déjà dit, qui, en présence d'un loup qui vient sur eux, les yeux sanglants et la gueule béante, s'amuseraient à chercher et à tuer leurs puces . Je m'irrite quand je vois des gens assez bêtes pour prendre au sérieux les boniments du fils de l'épicier de Caliors. Rassurez-vous, dit-il aux bour- geois, nous vous laisserons vos pantalons, nous nous contenterons de votre habit et de votre gilet ; — nous prendrons vos bottes, c'est vrai, mais nous ne prendrons pas vos chaussettes. — Mais qu'est- ce qu'on disait donc, qu'il était si méchant? il est très-doux, au contraire ; il est même généreux, voyez il nous laisse nos pantalons et nos chaus- settes, c'est comme s'il nous les donnait. Merci, votons pour Gambetta. Il me rappelle ce qu'on m'a raconté des arabes qui, se disposant à couper de leur yatahgan la tête d'un blessé, lui disent un mot qui signifie : Ne bouge pas, n'aie pas peur. Ce carnaval hideux et ridicule auquel nous as- sistons, c'est le bal masqué de Gustave; un brindisi avec le « ça ira » . — Les arlequins, les pierrots, les sauvages, les polichinelles, sont armés; il ne s'agit plus de battes, de massues de carton, de longues manches, et de queues de lapin au chapeau. 240 ON DEMANDE UN TYRAN Ji y a sous leurs déguisements, des poignards, des fusils à vent, des torches, du pétrole. Je vous connais, vilains masques ; — celui-ci ce n'est pas Pierrot, c'est Marat; cet arlequin, c'est Collot d'Herbois; cette «bergère», c'est Vermesh; ce polichinelle, c'est Naquet; ce jocrisse.... Ce jocrisse, c'est vous, qui les regardez sans les reconnaître, et croyez que c'est tout simplement Pierrot, Arlequin, Polichinelle et Colombine. Dieu veuille que ce carnaval ne se termine pas par un terrible mercredi des cendres. Je ne dirai pas au nom du ciel, mais au nom de votre salut, laissez donc de côté, ô électeurs, les nuances qui vous séparent, ne vous occupez pas de vos puces et défendez- vous contre le loup. Puisque vous ne pouvez vous entendre et tomber d'accord sur une monarchie, Acceptez la république. Acceptez-la, mais exigez-la. Condamnez ces farceurs sinistres à la vraie ré- publique, c'est la plus ju^te, la plus dure punition qu'il soit possible de leur infliger. La république, en effet, la vraie république se- rait le gouvernement le plus juste, le plus fort, le plus honnête, le plus noble de tous. Et dans cette république-là, il n'y a gtffcre de ON DEMANDE UN TYRAN 241 place pour passablement d'entre eux, si ce n'est à Charenton, à Mazas et au bagne; — l'élection étant faite par le docteur Blanche, la sixième Chambre et la Cour d'assises. En vraie république, Curtius se jette dans un gouffre pour le salut de sa patrie ; Winkelried prend une brassée de piques, se les enfonce dans la poi- trine, et ouvre ainsi à ses compatriotes un chemin dans une phalange autrichienne. Un roi de Perse dit à un Spartiate : « Mes archers sont si nombreux que leurs flèches cachent le soleil. — Eh bien, répond le Spartiate, on se battra à l'ombre ». Les pseudo-républicains se tenaient, eux aussi, à l'ombre dans les préfectures où ils touchaient les gros appointements tant reprochés aux préfets de l'empire. Maître Gambetta qui envoyait tant de gens se faire tuer, inutilement, ayant annoncé son arrivée à Orléans, rebroussa chemin sur la nouvelle qu'on disait qu'on avait vu trois uhlans dans les envi- rons ; de tous les membres de ce gouvernement qui avaient juré publiquement de se faire tuer jus- qu'au dernier, pas un ne s'exposa au moindre danger. M. Freycinet dérangeait toutes les com- binaisons des généraux pour faire couvrir Tours où il résidait. 14 242 ON DEMANDE UN TYRAN En vraie république, le respect de la loi est in- flexible, — Brutus fait trancher la tête à ses fils. Un héros, Agésilas, est condamné à l'amende pour avoir fait un acte défendu. Dracon se perce lui-même de son épée, pour avoir manqué à une loi. M. Cotte est convaincu d'avoir glissé de faux bul- letins dans l'urne électorale ; l'Assemblée casse les élections frauduleuses de maîtres Gambetta et Lau- rier. — M. Cotte se présente à de nouvelles élec- tions; ceux-ci se nomment dictateurs. En vraie république, Caton, toute sa vie, vêtu comme les laboureurs ou les simples soldats, n'avait qu'un petit cheval qui portait ses légumes au mar- ché.— Miltiade, Aristide, Curius, Fabricius, meurent si pauvres qu'on doit les enterrer aux frais de l'État. Les préfets pseudo-républicains touchent intégra- lement de gros appointements. Maître "Gambetta est accusé en plein tribunal anglais d'avoir reçu des pots de vin, et ne demande pas la preuve de cette accusation ; — tel auquel on ne connaît au- cune fortune, qui a abandonné son état, — cepen- dant vit avec luxe, fait de nombreux voyages, etc.; les fonctionnaires de la Commune mettent de gran- des bottes de maroquin rouges, vertes, bleues, — des écharpes de soie et des galons innombrables. ON DEMANDE UN TYRAN -J43 En vraie république, on va chercher Cincinnatus à la charrue, il bat les Volsques et revient achever I*' sillon interrompu. Aujourd'hui, si on a besoin d'un fonctionnaire pseudo-républicain, on demande où est « son café » : c'est dans les estaminets et les brasseries que nos hommes d'État font leurs études et occupent leurs loisirs. En vraie république, le Sénat se compose des illustrations du pays, — les traitements des fonc- tionnaires les laissent pauvres, — les places sont occupées par ceux dont les places ont besoin, c'est-à-dire par les plus capables. En vraie république, on voit régner le désinté- ressement, la frugalité, le dévouement, la probité, le respect des lois. Vous voyez comme ils seront attrapés si, comme je le demande, On accepte, mais on exige la République. Il se présente deux candidats dans le Var : M. Emile Ollivier, l'homme qui commença la guerre de Prusse avec « un cœur léger », comme il le dit lui-même, Et M. Cotte, le fabricant de poteries, celui qui fit traîner en prison, par les rues, trois vieux ma- âU ON DEMANDE UN TYRAN gistrats que Crémieux, averti par moi, eut tant de peine à faire mettre en liberté; — celui qui fut convaincu d'avoir glissé de faux bulletins dans l'urne électorale, — celui qui écrivait à maître Gambetta: « Pourquoi faire des élections, puisque nous som- mes au pouvoir? » M. Cotte peut seul donner des chances à maî- tre Ollivier. Maître Ollivier peut seul donner des chances à M. Cotte. N.B. — M. Cotte est élu. En effet, il faut une re- présentation complète, et personne n'eût aussi bien représenté à l'Assemblée le mépris des lois et la fraude électorale. XXXV Un jour, à propos d'insultes faites aux soldats, le journal de maître Gambetta, prêtant au préfet de police des paroles que ce magistrat a démenties, attri- buait ces insultes à « des gens sans aveu et des rôdeurs de barrière ». Ces gens sans aveu, ces rôdeurs de barrière, toute la canaille, toute la crapule de Paris, ne sont pas moins des électeurs, et voteront à la première occa- sion, comme ils ont déjà voté, c'est-à-dire font par- tie des électeurs de maître Gambetta, de maître ON DEMANDE UN TYRAN M"> Ferry, etc., — c'est cette queue que personne à l'As- semblée n'a eu l'intelligence et l'énergie de forcer maître Gambetta de se couper à lui-même, comme font, dit-on; les castors et très -certainement les lézards pris. Il suffisait de proposer un ordre du jour par lequel l'Assemblée entière des représentants de la France déclarait considérer comme des coquins, des scélé- rats, des incendiaires, des voleurs et des assassins1, — tous ceux qui avaient prêté leur concours au si- nistre carnaval de la Commune. Ou maître Gambetta aurait pris part à ce vote, et il se serait ainsi aliéné cette armée de réserve, cet appoint d'électeurs qui fait son importance ; Ou il eût voté contre l'ordre du jour, ce qui est hardi, et par conséquent peu probable, mais plu- tôt, se fut absenté ou abstenu, et alors il était facile de le mettre au pied du mur et de traduire cette abstention par un aveu de ses accointances et de ses liens avec cette partie de ses électeurs — et alors il se fût aliéné les quelques hommes honnêtes et véritablement républicains, mais aveugles, qui le reconnaissent encore comme chef de file; — dans l'un comme dans l'autre cas, le carré était enfoncé, — les lignes rompues. Mais il fallait en même temps que ceux des répu- blicains qui demandent à la république le triomphe 14. 246 ON DEMANDE ON TYRAN de la justice, de l'égalité, de la liberté, — pussent se rallier à un drapeau sous lequel ils pussent marcher à la conquête des progrès politiques et sociaux. M. Thiers, en se cramponnant opiniâtrement à ses préjugés, à ses quelques vieilles rengaines politiques et économiques, ne pouvait tenir ce drapeau et je crains qu'il ne s'aperçoive pas assez que l'appui que semble lui prêter la gauche est, comme je l'en ai déjà averti, une sorte de ballet de Gustave, où il est entouré de masques conjurés. Avoir avec lui une fraction du parti républicain, c'est-à-dire ceux qui de bonne foi veulent la répu- blique dans l'intérêt de tous, c'était un grand suc- cès, — avoir avec lui tout le parti c'est un piège et un péril. Il faut rendre justice à ce parti, — il a su se discipliner, — il est tristement curieux de voir avec quelle rapidité le mot d'ordre donné par les chefs arrive en un instant du centre à toutes les extrémités de la France, et est scrupuleusement et aveuglément obéi. Sur un signe, — tous les journaux du parti, con- fondant leurs nuances, avec une précision de sol- dats et de choristes exercés, — font le même mou- linent, entonnent la même note — sans être arrêtés par la pudeur que pourrait inspirer la contradiction 53 Supposons le Sénat romain à la place de l'As- semblée nationale; Cicéron, consul à la place de M. Thiers, prési- dent ; Catilina à la place de l'avocat génois, et tout devient cent fois plus grand que nature et nous fait concevoir des espérances qui ne doivent pas se réaliser : « Jusques à quand, s'écrie Cicéron, Catilina, abuseras-tu de notre patience l ? » ,« Le Sénat te comprend, — le consul te voit2.» « Ce n'est pas assez que ta politique de fou fu- rieux ait coûté à la patrie la moitié de ses désas- tres 3, — tu veux encore semer le trouble et l'agitation dans ce pays qui a tant besoin de repos. » Vois comme, à ton entrée, tous les sièges des sénateurs sont abandonnés autour de toi 4; » — et, en effet, les sénateurs s'étaient écartés de Cati- lina. » Tu professes aujourd'hui le respect de la légalité, ; — tu prétends ne vouloir revenir à un pouvoir où tu nous as coûté si cher, que par les voies permises. 1. Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra ? (Première Catilinoire.) 2. Senatus hœc intelligit, consul videt. (Première Catilinairc.) 3. M. Thiers à l'Assemblée nationale. 4. Adventu tuo ista subsellia vacuefacta sunt et nuda. (Deuxième Catilinaire.) 15 254 ON DEMANDE UN TYRAN » Je veux te croire, ou du moins, je veux faire semblant de te croire. » Mais je vais te mettre à même de donner une preuve évidente de ton retour à la raison, au res- pect de la loi : » Personne ne peut le nier, le parti conservateur possède à sa tête des hommes de science réelle, d'expérience, de haute intelligence ; — mais il traîne à sa suite une armée de mendiants, de pleu- tres, de lâches, de valets et de cuistres. » Le parti de l'opposition montre avec un juste orgueil un certain nombre d'hommes instruits, pro- gressifs, des gens de résolution et même de dé- vouement, d'une probité sévère, de convictions inébranlables ; mais sa queue se forme de tout ce qu'il y a de fainéants coureurs d'estaminets, de ta- pageurs, de braillards, de vauriens, de culotteurs de pipes l, » Remplaçons ce dernier mot pour Cicéron qui, pour cause, n'a jamais parlé des culotteurs de pipes, — par « les gens perdus de dettes au 1. C'est ainsi que s exprimaient les Guêpes en 1839 , — mais il y a eu depuis deux révolutions et il faut ajouter au- jourd'hui, à la queue de l'opposition, les voleurs, les bri- gands, les assassins et les incendiaires, — et à la queue des conservateurs, les mêmes citoyens quand ils ont eu la chance de disparaître à temps, d'abandonner leurs complices et de marcher contre eux à la suite des vainqueurs. ON DEMANDE UN TYRAN 255 cabaret ', » « ceux qui ont brûlé et ensanglanté la ville 2. » Il y a une différence entre les deux queues, — la première, celle des conservateurs, se tient réso- lument et toujours à l'arrière-garde ; — tandis que celle des insurrectionnistes, grâce aux phrases rouges et au vin bleu, combat à l'avant-garde, quand elle combat, — les chefs se réservant tradi- tionnellement l'arrière-garde. « Eh bien, cette queue, — dans laquelle se trou- vent, ô Catilina, un si grand nombre de tes élec- teurs et de tes auditeurs enthousiastes sous les bal- cons et dans l'arrière -boutique des cabarets; » C'est-à-dire les vauriens, les voleurs, les brigands, les incendiaires, — ceux qui sont aux bagnes et sur les pontons, et ceux qui y ont échappé; » Tous ces gens-là te disent et te proclament leur chef et leur général 3. » Défends-toi de cette insulte, — monte à cette tribune et dis hautement : Mon drapeau est le dra- peau tricolore . 1. JEs alienum in popin contractum, (Première (?) Catilinairé.) 2. In cinere urbis et sanguine civium. (Première Catilinairé.) 3. Eorum imperatorem ducemque. (Première (?) Catilinairé. £56 ON DEMANDE UN TYRAN » Parce que le drapeau tricolore, — c'est le drapeau du pays, le drapeau de tout le monde, — parce qu'il représente toutes les idées, tous les senti- ments, avec des droits égaux et une justice égale et une pour tous, parce qu'un gouvernement mo- narchique dans un pays où il y a des républicains doit en tenir compte et se modifier en conséquence, — de même qu'un gouvernement républicain dans un pays où il y a des monarchistes, — parce qu'un drapeau d'une seule couleur semblerait consacrer une partie du pays maîtresse des autres, et les autres esclaves. )) Je répudie le drapeau rouge. » .le répudie surtout, — et je répudie avec horreur les membres de la Commune et leurs adhérents, — les voleurs, les assassins, les incendiaires, et tous ceux que la patrie, la mère commune hait et craint comme des parricides ' ; je leur défends de m'ap- peler leur chef, — je refuse désormais leurs suf- frages — et, s'ils me voient jamais sur le terrain, qu'ils sachent que je serai contre eux. » Alors, si Catilina s'exprimait ainsi, mais alors seulement, on pourrait croire à son amendement, à sa conversion; — qu'il brûle publiquement le 1. Patria. quœ commuais ust nostrum parens, odit ac metuit et jam diei nihil judicat. nisi de parricidio suo cogitare. (Première Catilinaire.) ON DEMANDE UN TYRAN 257 drapeau rouge qu'il a dans sa poche, — pour qu'où soit sûr qu'il ne le hissera pas par surprise au jour du combat. Et on lui dira : Venez avec nous, et mettez-vous au service de la vraie république, — de celle qui donne à tous, et non à un parti, la liberté et l'égalité, — non pas de la fausse république qui n'est qu'un der- nier masque du despotisme qui a usé tous les au- tres. Mais étudiez, — vous savez combien vous êtes ignorant, peu laborieux, présomptueux, flâneur, — mûrissez votre jugement, — amendez-vous. Mais si Catilina refuse de se prononcer ainsi, c'est-à-dire s'il veut rester le chef des imbéciles criminels qu'il sait si bien abandonner aux jours du danger; s'il s'absente au lieu de parler ainsi dans l'intérêt de sa popularité de mauvais aloi *, alors Cicéron dirait: « Le chef et le général de cette armée ennemie prête à nous faire la guerre est dans nos murs, bien plus il est dans le sénat, il délibère avec nous, tramant notre perte -. 1 . Video qui se populares Jiaberi volunt, abesse. (Quatrième Catilinaire.) 2. Castra contra rempublicam collocata eorum au te m imperalorem et ducem intra mœnia, alque adeo in senatu fit publici consilii particeps, aliquam intestinam quotidie perni- r-iem reipublicae molientem. (Première Catilinaire.) 258 ON DEMANDE UN TYRAN » Notre vie, nos biens, nos femmes, nos enfants — tout court les mêmes périls *. » 11 ne faut pas permettre que les mêmes hommes mettent encore une fois la patrie en danger "2. » Rappelons-nous ce temps où les grands Ro- mains avaient plus de haine et de rigueurs contre un citoyen pernicieux que contre l'ennemi du dehors le plus acharné 3.» Et alors Catilina ou brûlera son drapeau, ou le hissera résolument, ■ — je ne parle pas du cas si fréquent pour lui où il s'abstiendrait, — ce cas est prévu et serait sa condamnation. Très-probablement le Génois céderait, parce que ce n'est ni un homme convaincu ni un fanatique, parce que ce n'est pas Catilina , un homme chargé de crimes lui-même, parce que ce n'est pas un scélé- rat hardi, — mais un hanneton présomptueux, — une phalène ambitieuse qui allumera ses ailes à la flamme de la lampe et propagera ensuite l'incendie. Mais rendons-en grâce à Dieu, il ne faut pas de 1. Rempublicam, quirites, vitam, liberos, conjuges, bonav — fides. (Troisième Catilinaire.) 2. Sœpius periclitanda respublica. 3. Ut viri fortes acrioribus suppliciis civem perniciosum quam acirbissimum hostem coercerent. (Première Catilinaire.) 0N DEMANDE UN TYRAN 259 vrais Catilinas à l'époque où l'on manque de vrais Cicérons. M. Thiers est un homme supérieur, très-sagace. très-habile, très-disert, très-intelligent, mais je l'ai déjà dit : d'une intelligence qui s'étend plus en lar- geur qu'en hauteur; — il a rendu de si grands services au pays, que l'on est tenté d'oublier la part qu'il a eue dans l'origine de nos périls, — il rend, il peut rendre encore de très-grands services pendant quelque temps, — mais il ne faut pas attendre de celui qu'on a appelé Mirabeau-Mouche au temps de ses plus grands succès de tribune, ce qu'on atten- drait de Cicéron. D'ailleurs, au moment où il s'agit de fonder une nouvelle forme de gouvernement, c'est peut être une très-bonne chance de manquer de ces hommes astres ou comètes, qui dépassent de beaucoup la stature humaine, et nous devons remercier la Pro- vidence de sa parcimonie à cet égard. La France produit d'ordinaire trop de grands hommes pour sa consommation, — ils la con- somment. Il faut établir une constitution tellement précise, tellement complète, tellement exacte, — que, comme une mécanique bien faite, le moindre agent la mette en mouvement, — comme un de ces anciens tour- nebroches qui pouvaient marcher également bien, 260 ON DEMANDE UN TYRAN quel que fût l'animal qui s'agitât dans la cage, dogue, chien de chasse, caniche ou lévrier, — et en même temps si solidement bâtie à ciment et à sable, — que « les'grands hommes », dont Dieu préserve la France, ne puissent la faire craquer, quelque gêne qu'ils y éprouvent personnellement. * Les trop grands s'occuperont à autre chose, — ils chercheront et développeront les vérités, les idées, — ils s'appliqueront aux sciences, aux arts, à la philosophie, à la littérature, à la politique spécula- tive, — ils seront pionniers, — chercheurs d'Amé- riques, — mais le gouvernement des sociétés ne doit pas aller par secousses. « Les grands hommes » élargissent et avachissent les trônes, — où vacillent ensuite leurs successeurs. Voyez dans quelle situation ont laissé leur patrie, Alexandre, Louis XIV, Charles XÏI, Napoléon et tant d'autres. Et puis peut-être faudrait-il s'expliquer une bonne fois sur les grands hommes, et être un peu plus chiches des titres de « célèbres », « d'illustres » — que nous sommes arrivés à prodiguer, comme les mendiants italiens qui vont en montant toujours dans les titres qu'ils vous donnent, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu le sou ou la palanque, objet de leurs vœux : — Eccellenza. — Monsieur le baron. ON DEMANDE UN TYRAN 261 — Monsieur le due. — Mon prince. Je me souviens d'un qui, à Gènes, montra de l'es- prit et fut complètement vainqueur dans la bataille qu'il avait engagée contre moi pour m* extorquer un sou. Je ne sais comment il me connaissait, ce qui ne l'avait pas empêché de m'appliquer sa kyrielle, mais à bout de titres, — il me dit : « Allons, monsieur Alphonse, assez causé; je n'ai pas mangé, j'ai faim, donnez-moi deux sous. » Je suis un peu honteux de me rappeler que, me reconnaissant vaincu, je ne lui ai donné, je crois, qu'une pièce de vingt sous, —je ne veux pas avouer que je n'étais guère riche moi-même, — j'aime mieux laisser croire que je suis un peu avare, ça nuira moins à ma considération, — au contraire. XXXVII Je l'ai déjà dit, la France est un pays d'engoue- ment et d'ostracisme perpétuel — et naturellement, l'angle de dénigrement est égala l'angle d'engoue- ment ; -£■ il faut donc que l'homme, quel qu'il soit, écrivain, artiste, politique, profite de sa veine, pour 15. 262 ON DEMANDE UN TYRAN jouer son tout; — l'homme momentanément à la mode — par une action grande ou brillante, ou étrange, par un hasard, par un ridicule peut-être, — cet homme peut tout oser, tout risquer, tout prendre ; — on lui offre, on lui donne tout ; mais aussitôt- que la veine s'arrête, — qu'il mette son gain dans sa poche et s'enfuie loin de la table du jeu; — au jeu de la mode, on ne se rattrape pas. Combien avons-nous vu, combien verrons-nous encore d'exemples de cette folie humaine, mais dont les spécimens les plus frappants appartiennent à la France 1 M. Leverrier découvre une planète ; je ne puis apprécier ce qu'il y a de mérite à découvrir une planète, ni de quelle utilité cette découverte peut être pour l'humanité : je sais seulement que beau- coup d'astronomes de province en ont découvert et que, sur la lin de sa vie, François Arago les faisait découvrir par ses secrétaires. Toujours est-il que M. Leverrier ayant découvert une planète fut un moment à la mode; — il eut tous les talents, — toutes les vertus, — toutes les capacités; — on lui offrit toutes les places, toutes les décorations, tous les bureaux de tabac, et on le nomma député. Liszt était un pianiste, auquel je ne contesfe aucune des qualités du pianiste, — la force, l'agilité, l'éga- ON DEMANDE UN TYRAN 263 lité des doigts ; — Liszt est à la mode, les Hongrois lui offrent un sabre, qu'il jure de ne tirer que pour la liberté, — les grandes dames se le disputent, quittent pour lui leurs maris et leurs enfants. Le général Trochu — a essayé de rendre deux immenses services à la France; — le premier est la fameuse brochure en 1867, — dans laquelle il disait, avec preuves à l'appui, la vérité sgur la situa- tion d'infériorité de l'armée française, — ça n'était pas mûr, on lut à peine la brochure, et le fjpéral tomba en disgrâce. On se le rappela après la première défaite de l'ar- mée française ; — cependant ça n'était pas encore le moment; — il émit alors une idée logique dont Je bon sens est établi par les traditions militaires de tous les siècles. « Toute ville assiégée sera prise dans un temps donné, si elle n'est pas secourue par une armée libre au dehors. » Cette vérité — est surtout un axiome avec les tristes progrès de l'artillerie moderne. Le général Trochu demande alors que l'aimée du maréchal Mac-Mahon — retourne sur Paris, — on ne l'écoute pas ; — son heure allait venir, mais elle n'était pas venue. Elle vient ; — le général Trochu est à la mode, l'empereur, l'impératrice, la république, — tout l'ac- clame et se met sous sa protection ; lui seul peut et 264 ON DEMANDE UN TYRAN doit sauver tout le monde; — il sauvera tout le monde; — il est gouverneur de Paris, chef du gou- vernement de la Défense nationale, — héros, — demi-Dieu, — Dieu, — Dieu et demi; — on espère, on attend, on exige tout de lui. Il n'y a plus besoin d'armée de secours, — allons donc ! pourquoi faire ? le général Trochu n'est-il pas là, — ça suffit, — il sortira avec des troupes mal armées, indisciplinées, ça ne l'ait rien : il peut, il doit détruire l'armée prussienne. Mais — entre l'ennemi du dehors et l'ennemi plus cruel et plus dangereux du dedans, — entre les Prussiens et l'émeute, il hésite, il temporise, — poussé par les clameurs publiques et par ses col- lègues du gouvernement, il sort, remporte un petit avantage sans résultats, mais très-meurtrier; — les grands stratèges MM. Gambetta, Freycinet, de Serres — annihilent les armées des départements, — épar- pillent les forces; — on ne vient pas au secours de Paris; — il arrive ce que tout le monde sait d'avance ; — Paris est affamé, Paris doit se rendre. Les fameuses fortifications de M. Thiers — ont fait ce qu'elles pouvaient faire, — prolongé un peu les misères et les douleurs d'un siège sans en modifier le résultat, si ce n'est en augmentant les exigences du vainqueur — et en donnant le temps j^Y émeute de s'organiser, à la Commune de s'in- staller et de s'emparer des forts. ON DEMANDE UN TYRAN 265 Je suis de ceux qui, eu 1840; étaient vivement opposés aux fortifications de Paris *. Il faut dire que généralement alors, — en voyant d'accord pour élever ces fortifications et le roi Louis -Philippe, et M. Thiers, et l'opposition la plus avancée, — il était permis de penser que la crainte d'une invasfbn étrangère, que rien ne faisait prévoir, n'était qu'un prétexte, — que c'était non pour protéger, mais pour contenir Paris, — qu'un gouvernement, et surtout un ministère de résistance, voulaient ces fortifications, — dont l'op- position espérait bien s'emparer quand elles se- raient construites. J'étais de ceux qui se refusaient à croire que la France, avec trente-huit millions d'hommes et sur- tout de Français, ne pourrait pas toujours élever sur ses frontières une de ces haies vives de poi- trines et de bras, une de ces invincibles murailles vivantes que la mitraille peut trouer et abattre, mais qui se réparent et se relèvent d'elles-mêmes au son du tambour. D'ailleurs, en 1840, il faut se rappeler quelle était la situation de la France : une longue et heu- reuse paix l'avait enrichie en hommes et en argent et avait donné à l'Europe des gages certains qu'il 1. Guêpes. 1840, — édition Lévy. 266 ON DEMANDE UN TYRAN n'y avait plus à craindre d'elle l'esprit d'aventures, de conquêtes et de batailles qui lui avait fait trou- bler le monde pendant si longtemps ; — d'aukre part, l'Afrique et sa guerre perpétuelle avaient été à la fois une école, un gymnase et une pépinière où s'était formée une brillante phalange d'officiers braves, énergiques, expérimentés : Bugeaud, Gavaignac, Lamoricière, Bedeau, etc., etc., — et une armée toujours entraînée, toujours en haleine. Il est vrai que M. Thiers était alors fort belliqueux, il avait beaucoup contribué à envoyer une armée à Anvers en 1832; — il avait voulu intervenir en Espagne (nous savons aujourd'hui ce que nous coitfe d'avoir voulu intervenir dans les affaires de l'Espagne), et il pariait d'attaquer l'Autriche en Italie (noms savons ce que, plus tard, ça nous a rapporté). D'autre part, la nombreuse famille de Louis-Phi- lippe, dont tous les membres avaient pris part avec bravoure et distinction aux dangers et aux succès de l'armée d'Afrique, et dont plusieurs étaient très- populaires, promettait une durée indéfinie à cette situation. — En effet, sans une opiniâtreté aveugle, celle que Jupiter inspire aux rois quand il a décidé leur chute, 71*05 vult perdere Jupiter detnentat^ au moyen de l'élargissement successif et gradué de la ON DEMANDE UN TYRAN 267 base électorale, la France avait devant elle un long avenir de paix et de progrès; — on n'eût pas en- foncé une porte entre-bâillée par laquelle quelques- uns des plus pressés pouvaient entrer et les autres espérer de les suivre. Il fallait, — pour en arriver à voir l'ennemi en France et surtout devant Paris, ce que M. Thiers seul semblait prévoir, — il fallait un concours et une suite de circonstances que M. Thiers pouvait en effet prévoir, ce dont je doute cependant, parce qu'il contribuait énormément pour sa part à les faire naître. En effet, il est quelques hommes qu'on appelle très-singulièrement aujourd'hui orléanistes, — tels que M. Guizot, M. Thiers, M. Barrot, etc., orléa- nistes à la façon des trois Scipions,qui furent appe- lés l'Africain, l'Asiatique et leNumantin pour avoir abattu Garthage , renversé Antiochus et détruit Numance. Pour arriver ou revenir au pouvoir, ces hommes d'État attaquaient, harcelaient, diminuaient, exca- vaient « le trône de Juillet ». Une fois au pouvoir, ils dépopularisent le gou- vernement par une résistance acharnée aux idées mêmes qu'ils avaient préconisées, et aux complices qui les suivaient et les avaient aidés à enfoncer une 268 ON DEMANDE UN TYRAN porte qu'ils n'avaient rien de plus pressé que de leur jeter sur le nez. Ce sont eux qui, en ce temps-là, pour cueillir les fruits de l'arbre, ont tellement courbé et abaissé ses branches, qu'ils les ont rompues. Ce sont eux qui, de relais en relais, d'étapes en étapes, ont amené la république de 1848. Ce sont eux qui, ensuite, ont voté pour le prince Louis et ont amené l'empire; — ce sont eux, — M. Thiers surtout, — qui avaient entretenu, déve- loppé et embelli la légende napoléonienne. Il fallait tout cela, il fallait l'empire également amené par eux, pour que nous eussions une guenv avec l'Allemagne. M. Thiers , depuis la chute de l'empire , a rendu au pays de grands services et peut lui en rendre encore, — mais ne lui laissons pas oublier la part qu'il a eue dans nos malheurs, pour augmenter son désir de l'expier, — et qu'il comprenne bien qu'un des services qu'il a à rendre, ce sera de se retirer à temps du pouvoir. Revenons au général Trochu. Peut-être ce qu'on attendait, ce qu'on ne tarda pas à exiger du général Trochu était au-dessus de ses forces, — peut-être eût-ce été au-dessus de la puissance humaine, — je ne suis pas en position de porter sur ce sujet un jugement définitif, — mais ON DEMANDE UN TYRAN 2lus utile de nous conserver notre tribunal révolutionnaire avec son attribution. » Tu recevras cette lettre par un courrier extraor- dinaire que Lebon adresse à Lebas. » Je t'embrasse. » Signé : Daillet. » i » Nous allons toujours avec activité; mais nous ne sommes point secondés. Il semble que tous les habitants soient coupables, ^uisqu' aucun n'ose en dénoncer un autre. Nous venons cependant d'ouvrir les registres des autorités constituées et de la société ON DEMANDE UN TYRAN 371 populaire : nous y avons trouvé d'immenses richesses déjà, et nous y trouverons aussi, je l'espère, les noms des royalistes et des oppresseurs du peuple. Je t'embrasse. v Signé : Daillet, ton ami. » Lettres de Collot-d'Herbois au citoyen Duplay, père. (Lyon.) ce Commune-Affranchie, le 15 Frimaire, l'an IIe de la République, etc* » Ami et frère, voilà de bonnes choses qui me viennent de toi; tout à la fois des nouvelles de toi, des tiens, le discours de Robespierre et l'assurance qu'il se porte bien. Tout cela est bien bon. Dis-lui, je te prie, de nous écrire aussi. Nos frères Jaco- bins vont à merveille ; une lettre de lui leur fera grand plaisir et sera d'un bon effet. Nous avons remonté ici, non pas l'esprit du public, car il est nul, mais le courage, mais le caractère de quelques hommes qui ont de l'énergie, et d'un certain nombre de patriotes trop longtemps opprimés. Nous les avons tirés de la tiédeur où de faux principes et des idées de modération, salutaires aux conspirateurs à la 372 ON DEMANDE UN TYRAN vérité, mais cruelles et fatales à la république, les avaient entraînés. Nous avons ranimé l'action d'une justice républicaine, c'est-à-dire prompte et terrible comme la volonté du peuple. Elle doit frapper les traîtres comme la foudre, et ne laisser que des cendres. En détruisant une cité infâme et rebelle, on consolide toutes les autres. En faisant périr les scé- lérats, on assure la vie de toutes les générations des hommes libres.Yoilà nos principes. Nous démolissons à coups de canon et avec l'explosion de la mine, autant qu'il est possible. Mais tu sens bien qu'au milieu d'une population de cent cinquante mille individus, ces moyens trouvent beaucoup d'obstacles. La hache populaire faisait tomber vingt têtes des conspirateurs chaque jour, et ils n'en étaient pas effrayés. Précy vit encore, et son influence se fai- sait sentir de plus en plus chaque jour. Les prisons regorgeaient de ses complices. Nous avons créé une commission aussi prompte que peut l'être la cons- cience de vrais républicains qui jugent des traîtres. Soixante-quatre de ces conspirateurs ont été fusillés hier, au même endroit où ils faisaient feu sur les patriotes; deux cent trente vont tomber aujourd'hui dans les fossés où furent établies ces redoutes exé- crables qui vomissaient la mort sur l'armée républi- caine. C3S grands exemples influeront sur les cités douteuses. Là sont des hommes qui affectent une fausse et barbare sensibilité : la nôtre est toute pour la patrie. Ceux qui nous connaissent sauront ON DEMANDE UN TYRAN 373 apprécier notre dévouement. Je ferai insérer le dis- cours de Robespierre dans nos journaux. » Présente l'assurance de mon amitié franche, inaltérable, à ta républicaine famille; serre, en mon nom, la main de Robespierre. Bon citoyen, heureux père, ton jeune fils, déjà fort des principes dont il est nourri, recueillera un bel héritage et saura le conserver. La citoyenne Lcbas doit être bien contente de ce qu'a fait son mari. Qu'il y a de satisfaction pour des républicains à bien remplir leur devoir! » Salut, amitié et fraternité. » Signé : Collot-d'Herbois. » Lettre de Fouché et Collot-d'Herbois à la Convention nationale. « Citoyens collègues, » Nous poursuivons notre mission avec l'énergie de républicains qui ont le sentiment profond de leur caractère; nous ne la déposerons point, nous ne descendrons pas de la hauteur où le peuple nous a placés, pour nous occuper des misérables intérêts de quelques hommes plus ou moins coupables en- vers la patrie. 374 ON DEMANDE UN TIR AN » Nous avons éloigné de nous tous les individus, parce que nous n'avons pas de temps à perdre, point de faveur à accorder ; nous ne devons voir et nous ne voyons que la république, que vos décrets qui nous commandent de donner un grand exemple, une leçon éclatante; nous n'écoutons que le cri du peuple qui veut que tout le sang des patriotes soit vengé une fois d'une manière prompte et terrible, pour que l'humanité n'ait plus à pleurer de le voir couler de nouveau. » Convaincus qu'il n'y a d'innocent, dans cette infâme cité, que celui qui fut opprimé ou chargé de fers par les assassins du peuple, nous sommes en défiance contre les larmes du repentir ; rien ne peut désarmer notre sévérité; ils l'ont bien senti ceux qui viennent de vous arracher un sursis en faveur d'un détenu. » Nous sommes sur les- lieux, vous nous avez investis de votre confiance, et nous n'avons pas été consultés. » Nous devons vous le dire, citoyens collègues, l'indulgence est une faiblesse dangereuse, propre à ranimer les espérances criminelles au moment où il faut les détruire : on l'a provoquée envers un in- dividu, on la provoquera envers tous ceux de son espèce, afin de rendre illusoire l'effet de votre jus- tice. On n'ose pas vous demander le rapport de votre premier décret sur l'anéantissement de la ville de Lyon, mais on n'a presque rien fait jusqu'ici ON DEMANDE UN TYRAN 375 pour l'exécuter. Les démolitions sont trop lentes, il faut des moyens plus rapides à l'impatience ré- publicaine. L'explosion de la mine, etc., l'activité dévorante de la flamme peuvent seules exprimer la toute -puissance du peuple : sa volonté ne peut être arrêtée comme celle des tyrans; elle doit avoir l'effet du tonnerre. » Signé : Fouché. Collot-d'Herbois. » Ville-Affranchie, 26 Brumaire, l'an il delà République française, etc.» Lettre de Collot à Couthon. « Commune-Affranchie, le M Frimaire, l'an II> de la République, etc. » Des mesures révolutionnaires qui sont conti- nuellement méditées, mises en action, et qui doi- vent consommer le grand événement de la destruc- tion de cette ville rebelle, et l'anéantissement de tous les traîtres. Je t'embrasse, respectable ami, reçois l'assurance de mon éternel et fraternel atta- chement. » Signé : Collot-d'Herbois. » 376 ON DEMANDE UN TYRAN Lettres de Collot au comité de salut public. a Ville-Affranchie, le 17 Brumaire, l'an IIe de la République, etc. » Collot-d'Herbois à ses collègues, com- posant le comité de salut public. » Citoyens collègues, )> Les hommes sûrs étant excessivement rares, la démolition allait lentement, ils étaient beaucoup pour gagner leur journée et ne rien faire. La com- mission militaire a trop souvent employé, à juger ceux contre lesquels elle n'a pas trouvé de preuve, et qu'elle a élargis, des moments dont chacun de- vait être un jugement terrible prononcé contre les coupables. Elle en a fait fusiller plusieurs. Le tri- bunal va plus ferme ; mais sa marche est lente : il a encore peu opéré. » Les exécutions même ne font pas tout l'effet qu'on en devait attendre. La prolongation du siège, et les périls journaliers que chacun a courus, ont inspiré une sorte d'indifférence pour la vie, si ce n'est tout à fait le mépris de la mort. Hier, un spec- tateur revenant d'une exécution, disait : Cela n'est pas trop dur; que ferai-je pour être guillotiné! ON DEMANDE UN TYRAN 37? Insulter les représentants ! Jugez combien de telles dispositions seraient dangereuses dans une popula- tion énergique. Voilà l'état des choses. » La mine va accélérer les démolitions, les mi- neurs ont commencé à travailler aujourd'hui. Sous deux jours les bâtiments de Bellecour sauteront. J'irai de suite partout où le moyen sera praticable envers les bâtiments proscrits. Les accusateurs publics vont marcher plus rapidement, le tribunal a commencé hier à aller par trois dans un jour. Les jacobins arrivés seront employés utilement. Enfin, je me concerterai pour des mesures nou- velles, grandes et fortes. » Salut et fraternité, » Signé : Collot-d'Herbôis. » « Ville-Affranchie, le 19 du 2e mois de l'an IIe de la République, etc. a Collot-d'Herbois à ses collègues, composant le comité de salut public de la Convention nationale. » Citoyens collègues, » Nous menons cependant toujours nos opérations aussi rapidement que possible. Bien des embarras 378 ON DEMANDÉ UN TYRAN naissent de l'insuffisance des premières mesures prises et de la disette des hommes sûrs. Nous avons donné aux tribunaux ou commissions, une marche bien plus vive. Hier, six coupables ont reçu la mort. Un nouveau tribunal va se mettre en activité à Feurs; la guillotine, nécessaire pour consommer ses juge- ments, a été commandée hier et partira sans délai: la mine hâtera les démolitions. « Salut et fraternité. » Signé : Collot-d'Herbois. » ON DExMANDE UN TYRAN. 379 LI Résumé ON DEMANDE UN TYRAN non parce qu'on aime les tyrans, mais pour n'en avoir qu'un. tin IMP. CENTRALE DES CHEMINS DE FER. A. CHA1X ET C'L', 20, RDE BERGÈRE, PUES LE BOULEVARD .MONTMARTRE, PARIS. — 4321 "6 s *°. Jhrlr- ÏF- iPr: W ;y f-i» ^ «W 1 x • , * - ■ «.V »§*' ■f •; i 7 tëS ■J-.-ï/Xy^,'^